Gagner la Coupe du monde... et souffrir économiquement par François Brousseau

Radio-Canada - 21/12/2022 11:05:00


L'Argentine a gagné dimanche la Coupe du monde de soccer après ce que plusieurs ont qualifié d'une des plus belles finales de l'histoire de ce tournoi.

Elle a fêté sa victoire dans l'euphorie, affichant sans fausse modestie sa supériorité. Mais les réjouissances et la fierté nationale sont une chose. Savoir si un tel triomphe peut aider le pays et sa population en est une autre.

Mon pays est exsangue, la jeunesse est foutue. Il ne nous reste juste le foot et Lionel Messi pour nous raccrocher à la vie, a dit un amateur argentin interrogé au Qatar par Radio France internationale.

Une autre opinion de la même tonalité a été recueillie à Buenos Aires par Le Figaro au lendemain de la victoire : Pour une fois qu'on peut être champions du monde d'autre chose que l'inflation!

Ces commentaires réalistes d'Argentins ordinaires renvoient à une réalité bien connue des spécialistes qui ont étudié la question. Selon Pascal Boniface, auteur de Géopolitique du sport (Armand Colin 2014), il est faux de dire que ça n'a pas d'impact, mais illusoire de penser que ça va tout changer.


La stimulation économique, le supplément d'enthousiasme et le ciment national fournis par un grand succès dans l'arène sportive sont difficiles à mesurer. Par contre, le contraste et le découplage entre les succès, même immenses, d'une élite nationale sportive et la situation matérielle dans le pays sont souvent frappants.

C'est le cas aujourd'hui, puisque l'Argentine se trouve dans une situation économique précaire.

On se plaint et s'inquiète, ces jours-ci en Amérique du Nord ou en Europe, d'une inflation dans les 7 ou 8 %. Mais en Argentine, au rythme actuel, les prix doublent chaque année. Le pays est ravagé par ce fléau, chronique depuis des décennies, avec une flambée qui en 2022 a atteint les 100 %.

La grande victoire apparaît davantage comme un dérivatif que comme une bougie d'allumage de l'économie réelle.

L'Argentine a également une dette extérieure extrêmement lourde. Certes, c'est un pays moins inégalitaire que des voisins comme le Chili ou le Brésil, mais près de 40 % de sa population vit dans la pauvreté (selon les chiffres officiels), avec moins de 500 $ par mois, soit 10 000 fois moins que le salaire de Lionel Messi.

Pays riche... il y a un siècle
Pourtant, dans les années 20, 30 et 40, l'Argentine était l'un des pays les plus riches du monde. Il se situait dans le peloton des 10, voire des 6 ou 7 grandes économies en valeur absolue, et où la richesse par habitant était du même ordre que celle des Américains ou des Français. Un pays qui attirait des centaines de milliers, voire des millions d'immigrants pauvres d'Europe (Espagne, Pologne, Italie).

Aujourd'hui, selon les classements, soit par produit intérieur brut (PIB) ou par l'Indice du développement humain (l'IDH du Programme des Nations unies pour le développement), le pays se classe entre les 60e et 80e rangs avec un revenu moyen par personne qui varie entre 10 000 et 20 000 $ (selon les méthodes de calcul et le cours du peso). Et dans ce pays, les prix ressemblent souvent à ceux de chez nous.


D'où vient cette chute vertigineuse?

Il y a bien des facteurs, mais les Argentins vous diront souvent que c'est en raison de la politique. Les gens de gauche soutiennent que les gouvernements n'en font pas assez pour les démunis. Il y a également le blâme habituel envers les facteurs internationaux, comme quoi le FMI, et les États-Unis derrière, étouffent les économies dépendantes.

Populisme économique et dictature
Plus à droite, on blâme un populisme économique qui serait en quelque sorte dans l'ADN de la nation. On soutient au contraire que ce sont les politiques supposées de gauche - interventionnisme lourd en économie, contrôle des taux de change, contrôle des prix qui souvent ne marche pas ou crée la pénurie - qui étouffent le développement et qui ont causé ce mal endémique de l'économie argentine qu'est la valse continuelle des prix. On peut ajouter une dette extérieure de l'ordre de 275 milliards de dollars américains, dont une partie a été refinancée par le FMI en 2022.

Ce pays, aujourd'hui démocratique et où existe l'alternance au pouvoir, a connu de longues périodes autoritaires, voire dictatoriales.

Le populisme argentin, qu'il n'est pas toujours aisé d'étiqueter de gauche ou de droite, a traversé jusqu'à ce jour trois quarts de siècle d'histoire. Il s'agit du péronisme, un mouvement fondé par Juan Peron, un militaire arrivé au pouvoir dans les années 1940, dont le verbe enflammait les foules.

À ne pas confondre, cependant, avec les épisodes de véritables dictatures militaires : la dernière, la plus féroce, d'idéologie fasciste, a sévi dans les années 1970 et 1980. C'est d'ailleurs en 1978, sous le dictateur Jorge Videla, que l'Argentine avait gagné sa première Coupe du monde. Le régime militaire en avait fait un exercice magistral de récupération politique, sous le thème de l'unité nationale.

Le péronisme... éternel
Avec la démocratie revenue dans les années 1980, comme au Chili et au Brésil, c'est encore et toujours le péronisme qui est au pouvoir en 2022, avec le président Alberto Fernandez, un homme qui se réclame explicitement de Juan Peron, un demi-siècle après sa mort.

C'est lui qui, en passant, a rembarré sèchement son homologue Emmanuel Macron en lui écrivant : C'est le meilleur qui a gagné! Pourtant complexés en économie, les Argentins n'ont pas vraiment le triomphe modeste. Pendant cette fin de Coupe du monde, on a entendu toutes sortes d'histoires sur l'arrogance des vainqueurs et sur les mauvaises blagues (parfois racistes) à l'encontre des perdants français.

Dans la politique argentine de ce début de XXIe siècle, un personnage sort du rang : c'est la vice-présidente Cristina Fernandez (sans lien de parenté avec le président). Ancienne présidente (2007-2015), veuve d'un ancien président - Nestor Kirchner, au pouvoir de 2003 à 2007 - elle a été coup sur coup victime d'une tentative d'assassinat en septembre, puis condamnée à six ans de prison pour corruption au début décembre. Mais la sentence est suspendue et la condamnée est toujours libre, immunité politique oblige!


Avec le président Fernandez et la famille Kirchner, c'est toujours la tendance péroniste de gauche qui est aux commandes, plus soucieuse de contrôle économique que de libéralisme et associée aux déficits des comptes publics. Et elle est plutôt anti-américaine.

En face - parce que, malgré son unité actuelle dans la victoire, l'Argentine est divisée politiquement - se trouve le camp anti-péroniste : des libéraux (qui se sont appelés radicaux à d'autres époques) plutôt pro-américains, qui ont été au pouvoir entre 2015 et 2019 avec Mauricio Macri.

Eux prétendent que l'Argentine, immensément riche en ressources naturelles, a surtout besoin de libéralisme, de liberté économique et politique.

Découplage entre le sport et l'économie réelle
Des études fines ont essayé de prouver que l'euphorie nationale, par exemple dans le cas de la France en 2018, avait pu causer pendant un trimestre ou deux une hausse du PIB d'un demi pour cent, peut-être en raison de l'optimisme qui entraîne plus de consommation. Après 1998, année de la première victoire de la France à la Coupe du monde, la croissance avait été forte pendant trois ans. Mais selon les spécialistes, ce n'était qu'une coïncidence.

Outre l'Argentine, il y a des exemples de séparation et de découplage radical entre les exploits de l'élite sportive d'un pays et la situation sociale des gens ordinaires. La Grèce a gagné la Coupe d'Europe de soccer en 2004 (trophée sans doute le plus prestigieux après celui de la Coupe du monde), la même année où elle organisait les Jeux olympiques. Quelques années plus tard, un plongeon vertigineux amène la moitié de sa population dans la misère. Moins 25 à 30% de PIB en quelques années, c'est du jamais vu dans l'Europe d'après-guerre.

Et puis il y a l'Espagne - à un degré moindre, mais pas très loin - qui a gagné la Coupe du monde en 2010 alors qu'elle connaissait une dépression économique dont elle ne se sortira que quelques années plus tard.

Bravo à l'équipe d'Argentine! Mais ça ne mettra pas forcément plus d'empanadas dans les assiettes des Argentins.

Par François Brousseau