Higgs10 : inventer le futur de la recherche sur le boson de Higgs

CERN - Centre Européen pour la Recherche Nucléaire - 12/08/2022 17:15:00


En 1975, trois théoriciens du CERN, John Ellis, Mary K. Gaillard et Dimitri Nanopoulos, entreprennent la première étude complète de la phénoménologie du boson de Higgs dans un collisionneur. Près de 40 ans plus tard, la particule est observée au LHC. Aujourd'hui, dix ans après, pouvons-nous prévoir à un horizon de plusieurs décennies les voies diverses que pourraient emprunter les futures recherches sur le boson de Higgs ?

Le 4 juillet 2022, alors que je savourais les magnifiques exposés présentés dans le cadre du colloque Higgs@10, j'ai remarqué une expression qui revenait sans cesse : « du type Modèle standard » (c'est-à-dire « compatible avec les prédictions du Modèle standard »). Cela m'a interpellé. Vraiment ? Est-ce bien sûr ? La question de savoir si le boson de Higgs est du type Modèle standard est une question déterminante pour l'avenir de la recherche expérimentale sur cette particule.

Nous pouvons trouver une réponse par la voie de la théorie effective, qui est une manifestation mathématique de la notion selon laquelle la façon la plus efficace de décrire un objet dépend de l'échelle de longueur depuis laquelle vous l'observez. Pour les astronautes, la Terre peut être décrite de façon très fonctionnelle comme une sphère lisse. Pour un étudiant d'été qui gravit le Reculet, cette description est moins fonctionnelle. Il en va ainsi du monde quantique. À grande distance, un atome apparaît de façon effective comme une particule ponctuelle ayant quelques interactions multipolaires résiduelles avec des photons. Si on se rapproche, à une distance qui est celle des électrons, cette description ne tient plus la route.

Il en va de même pour le boson de Higgs. Quels que soient les phénomènes en jeu à l'intérieur, la particule, à des énergies assez proches de mh, peut être décrite de façon effective comme une particule ponctuelle assortie d'une poignée d'« opérateurs » supplémentaires, qui sont essentiellement de nouvelles interactions ne figurant pas dans le Modèle standard (vous ne les verrez donc pas sur la tasse ou le T-shirt que vous avez achetés à la boutique du CERN) mais faisant intervenir des particules du Modèle standard. À l'oeil nu, l'astronaute peut être en mesure de distinguer certains motifs et de deviner qu'il s'agit de reliefs, mais il ne pourra pas estimer le dénivelé. De même, les opérateurs associés à un boson de Higgs non inclus dans le Modèle standard peuvent exprimer les effets résiduels à longue distance des mécanismes intérieurs du boson de Higgs, mais pas révéler ces mécanismes dans toute leur splendeur. Si tous ces opérateurs supplémentaires disparaissent, le boson de Higgs est dit « du type Modèle standard ». Considérons deux aspects particuliers à examiner pour voir dans quelle mesure le boson de Higgs est du type Modèle standard.

À quel point est-il « flou » ? Est-il ponctuel jusqu'aux échelles les plus réduites, ou bien, comme le pion, est-il constitué d'autres particules, encore inconnues ? Dans ce dernier cas, comme pour les pions et leurs éléments constitutifs, les quarks et les gluons, une observation directe des constituants supposerait d'atteindre des énergies plus élevées. Une autre possibilité serait que le boson de Higgs soit ponctuel, mais qu'une étude approfondie révèle des indices montrant qu'il existe une constellation de nouvelles particules avec lesquelles il interagit. Pour information, l'opérateur qui peut exprimer ces propriétés s'écrit (|H|2)2. S'il disparaît, le boson de Higgs est entièrement ponctuel. Sinon, il est plus flou que prévu. Mais flou comment ? Les mesures du couplage du boson de Higgs au LHC montrent qu'il est effectivement ponctuel jusqu'à une échelle réduite d'un facteur trois par rapport à l'échelle électrofaible. Cela lui laisse pas mal de marge pour être flou ! Aussi flou qu'un pion. Et dans ce cas, certainement pas « du type Modèle standard » ! Nous devons faire mieux. Par des mesures de couplage ayant une beaucoup plus grande précision, de l'ordre de 0,2 %, une future usine à Higgs, telle que le FCC-ee, pourrait déterminer si cette particule est ponctuelle en descendant jusqu'à un niveau de 6 %.

Le boson de Higgs est-il capable de s'attirer lui-même (auto-attraction)? Oui, d'après le Modèle standard. Qui dit nouvelles particules dit nouvelles forces, et, par conséquent, si le boson de Higgs interagit avec de nouvelles particules lourdes, celles-ci produiront une nouvelle force s'exerçant entre elles-mêmes et le boson de Higgs. L'opérateur qui, de façon effective, exprime cette propriété est |H|6 et il détermine la façon dont le champ de Higgs a donné leur masse aux particules au tout début de l'Univers. Et donc, cette auto-attraction du boson de Higgs est-elle « du type Modèle standard » ? Avec les contraintes expérimentales actuelles, nous savons que l'auto-attraction du boson de Higgs pourrait être plus élevée de 530 % par rapport à la valeur du Modèle standard (à ce niveau, ce n'est plus de l'amour, c'est de la rage) ou, aussi bien, être plus faible de 140 % (là, les sentiments sont plus tièdes). Dans les deux cas, il est très loin d'être du type Modèle standard. Pour savoir véritablement ce qu'il en est, nous devons affiner les mesures. Une installation future, telle que le FCC-hh, le CLIC, ou un collisionneur de muons, pourrait étudier l'auto-attraction à un niveau de précision bien meilleur, à savoir 5 %.

La patience est une vertu ; mais pas la confiance excessive. Il est bien trop tôt pour siffler la fin de la partie en ce qui concerne le boson de Higgs. Qui sait, nous pourrions même trouver quelque chose de complètement inattendu, qui ouvrirait une fenêtre sur un aspect obscur de l'Univers. Pour explorer véritablement la nature du boson de Higgs, comprendre si oui ou non il est du type Modèle standard, il faudra du temps, sans doute des décennies, et beaucoup d'efforts. Mais ce travail est possible et il est nécessaire. C'est la perspective qui s'étend devant les équipes travaillant à la recherche expérimentale sur le Higgs.

Cela étant, et ce n'est pas un secret, de nombreux théoriciens attendaient un boson de Higgs beaucoup moins « du type Modèle standard » que ce qui est apparu à ce jour. Après beaucoup de cogitations, un tranquille coup d'État théorique est en cours. Il y avait de bonnes raisons de s'attendre à quelque chose de différent : principalement le problème de la hiérarchie. Le problème n'est pas simplement d'ordre esthétique. Le Modèle standard ne marche plus aux plus hautes énergies, où il aboutit à des prédictions farfelues ; il ne peut donc être qu'une description, sous forme de théorie effective à longue distance, de quelque chose de plus fondamental. Si, comme c'était le cas pour les pions, la masse du boson de Higgs est déterminée par des paramètres plus fondamentaux, alors, il n'y a pas de mécanisme permettant, dans le Modèle standard, de le maintenir à une masse plus faible que l'échelle de masse des nouvelles particules. Et pourtant, les collisionneurs nous apprennent qu'il existe un écart entre la masse du boson de Higgs et celle de ces nouvelles particules. Par le passé, cet écart a motivé la découverte et le développement de nouveaux mécanismes permettant d'expliquer la faible masse du boson de Higgs, tels que la vénérable supersymétrie à petite échelle (toujours aux abonnés absents dans les résultats du LHC), qui suppose un boson de Higgs qui n'est pas de type Modèle standard.

Se rendant à l'évidence devant l'avalanche de graphiques d'exclusion, les spécialistes ont proposé, ces dernières années, ce qui pourrait bien constituer des avancées théoriques révolutionnaires. Le problème de la hiérarchie n'a pas disparu, les données non plus. Par conséquent, les autres hypothèses de base subrepticement insérées dans les vieilles théories, découlant souvent de principes fondés sur l'esthétique ou la symétrie, tels que la simplicité ou la minimalité, ont été fortement remises en question. C'est pourquoi il a fallu élaborer de nouvelles classes de théories, tentant avec intrépidité de traiter le problème de la hiérarchie tout en restant compatibles avec tous ces graphiques d'exclusion susceptibles de gâcher la fête. Ces théories sont multiples : simples ajustements conceptuels de structures existantes, abandon des principes d'esthétique, ou encore tentatives de lier la masse du Higgs aux origines de l'Univers, à la cosmologie, à la nature du Big Bang, ou bien, même, spéculations sur d'éventuels liens entre la masse du boson de Higgs et l'existence de la vie. Tout cela, nous allons l'explorer.

Ce n'est pas gagné. Aucune de ces théories n'est aussi exaltante que la supersymétrie, ou aussi sensationnelle que les dimensions supplémentaires, et les équipes qui travaillent à les développer avancent pas à pas ; il est peu probable qu'on les verra, à l'instar d'Archimède, s'écrier « eurêka! » devant le fruit de leurs travaux. De plus, selon le cas, ces théories ne sont pas assez radicales, ou bien elles sont trop radicales, ou bien elles ne plaisent pas. La perle rare n'a pas encore été trouvée. Et pourtant, je suis optimiste. Il est déjà arrivé par le passé que nous nous trouvions sur la bonne voie (grosso modo) mais que nous devions attendre un peu plus longtemps que prévu pour disposer des données expérimentales confirmant la théorie - je pense au quark top. Il est arrivé aussi que les idées avancées, bien que justes, aient été trop radicales pour être assimilées d'un coup - je pense à la mécanique quantique. Et, dans d'autres cas, les bonnes approches sont restées dans une relative obscurité pendant un temps beaucoup trop long, simplement parce que ce n'était pas la mode - je pense à la théorie quantique des champs. Regardez par exemple le nombre de citations des articles originaux de Brout-Englert, de Higgs, de Guralnik-Hagen-Kibble, ou l'article « A Model of Leptons » de Weinberg, alors que tous ces articles sont des textes fondateurs pour la physique du boson de Higgs. C'est très révélateur. Il n'y a pas de raison, aujourd'hui comme hier, que la compréhension des origines du boson de Higgs soit facilement accessible, mais l'histoire nous enseigne qu'explorer sans relâche et sans réticence la nature amène souvent la plus grande des récompenses : la connaissance.

Où cela va-t-il nous mener dans les années à venir ? Aurons-nous assez de ténacité pour construire l'accélérateur, les détecteurs et la communauté nécessaires pour mesurer l'auto-attraction du boson de Higgs ou connaître le degré de flou du boson de Higgs ? Des cerveaux vaillants arriveront-ils à déverrouiller les barrières théoriques qui nous empêchent d'accéder à la théorie fondamentale au-delà du Modèle standard ? Les phénoménologues du futur vont-ils jeter les premières bases de la découverte de cette théorie ?

Comme le disait Dennis Gabor, inventeur de l'holographie : « On ne peut pas prédire le futur, mais on peut inventer des futurs ». Nous y travaillons.


RETOUR SUR 2011

Higgs10: Quand le printemps 2012 augure d'un été flamboyant


Au séminaire sur la recherche du boson de Higgs tenu le 13 décembre 2011, les choses s'annonçaient bien. Les données nous avaient permis de fixer des limites concernant la masse du boson de Higgs, à savoir un intervalle allant approximativement de 115 à 130 GeV, et ATLAS comme CMS avaient trouvé des indices prometteurs d'une nouvelle particule vers 125 GeV. Avec une signification locale comprise entre 2,6 et 3,6 sigmas, ces indices n'étaient pas assez concluants pour qu'il soit possible de revendiquer une découverte, mais cela suffisait pour que tous les regards soient rivés sur le CERN au moment de la reprise de l'acquisition de données au printemps 2012, à une énergie dans le centre de masse plus élevée : 8 TeV, contre 7 TeV en 2011.

La grande conférence de physique des hautes énergies, l'ICHEP, devait se tenir à Melbourne, en Australie, à partir du 6 juillet 2012. Nous avions tous les deux notre billet d'avion en poche ; un point sur la recherche du boson de Higgs était à l'ordre du jour de la conférence. Une liaison en duplex avait été organisée pour permettre la retransmission en direct dans l'amphithéâtre principal du CERN des séances consacrées au boson de Higgs à Melbourne. En attendant, les deux expériences poursuivaient l'acquisition et l'analyse de données.

C'est vers la mi-juin que les choses se sont précipitées. À cette date, ATLAS avait observé un excédent d'événements dans le canal à deux photons, à la même masse que l'excédent annoncé fin 2011 sur un échantillon de données distinct, mais n'avait rien vu dans les canaux plus rares à quatre leptons. Pour nous deux, il était clair qu'avant d'aller parler au Directeur général, Rolf Heuer, il fallait voir un signal dans les canaux gamma-gamma et leptons. À la mi-juin, CMS a levé l'insu sur son analyse pour trouver un signal à quatre sigmas dans le canal à deux photons, et à trois sigmas pour les leptons. Au même moment, ATLAS trouvait ses premiers événements candidats à une désintégration du boson de Higgs en quatre leptons. Nous sommes allés voir Rolf.

Les semaines qui ont suivi furent extrêmement intenses. Il était impératif pour les expériences de préserver la confidentialité des résultats, et cet impératif a été remarquablement bien respecté, non seulement vis-à-vis de l'extérieur, mais même à l'intérieur du CERN. ATLAS ne savait pas exactement ce qu'avait trouvé CMS, et vice versa. Entre porte-parole, nous échangions des informations presque quotidiennement, mais nous ne communiquions pas les résultats de l'autre expérience aux équipes de notre propre collaboration. Avec Rolf Heuer, nous étions les seules personnes à avoir une vision d'ensemble de la situation. Cette configuration était essentielle pour que la confidentialité soit préservée, mais aussi pour éviter que les expériences ATLAS et CMS s'influencent mutuellement, et que le travail en cours soit perturbé par des émotions. La pression était maximale ; tout le monde travaillait d'arrache-pied pour faire des millions de vérifications et de contre-vérifications, et il fallait rester calme et concentré. Le reste de la population du CERN, et toutes les personnes s'intéressant à la physique des particules, ont dû sentir cette énergie qui émanait de notre communauté, car le sentiment d'expectative était palpable.

Le Conseil du CERN, réuni pendant la semaine du 18 juin, décida que les annonces d'ATLAS et de CMS concernant la recherche du boson de Higgs, quels que soient les résultats, devaient être faites au CERN. Nous avons rapidement réorganisé nos déplacements, et le CERN a annoncé la tenue d'un séminaire sur la recherche du boson de Higgs le 4 juillet - ce qui nous laissait encore le temps d'arriver à Melbourne pour les séances plénières de l'ICHEP. La liaison en duplex avec Melbourne fonctionnerait donc dans l'autre sens : les personnes présentes le 4 juillet pourraient suivre à distance le séminaire qui aurait lieu au CERN. La décision du Conseil fut interprétée comme un signe que nous avions une annonce à faire, mais, à ce stade, c'était encore confidentiel. Néanmoins, d'éminents théoriciens tels que Carl Hagen et Gerry Guralnik ont décidé de venir assister au séminaire, et nous avons également invité tous les autres théoriciens qui avaient participé à l'élaboration de la théorie dans les années 1960. Et donc, François Englert et Peter Higgs sont venus eux aussi. Deux ans avant, ces quatre théoriciens avaient partagé le prix Sakurai de l'APS, conjointement avec Robert Brout et Tom Kibble, malheureusement décédés depuis, pour leurs travaux sur la brisure spontanée de symétrie dans les théories de jauge.

Jusqu'au dernier moment, nous sommes restés tenus en haleine. Les équipes faisaient encore des vérifications quelques jours avant le séminaire, et nous étions encore en train d'apporter des modifications à nos exposés quelques minutes avant le début du séminaire. En entrant dans l'amphithéâtre, en voyant ces gens qui roulaient leur sac de couchage, parce qu'ils avaient campé là toute la nuit pour avoir une place, nous avons ressenti une pression énorme, ainsi qu'une grande fierté pour tout ce que notre communauté avait réussi à accomplir au fil des décennies. Et puis, dès que la séance a commencé, il a semblé qu'un énorme poids était levé. Nous avions devant nous un vaste public, où l'on distinguait aussi bien des gens qui avaient consacré leur vie professionnelle à la construction du LHC et des expériences ATLAS et CMS, que des scientifiques dont la carrière commençait à peine. Le public était avec nous, et les résultats étaient si éclatants qu'aucun de nous deux n'a eu besoin de ses diapositives de réserve pour expliquer les détails.

Ce fut un moment extraordinaire, suivi en direct par un demi-million de spectateurs à travers le monde, et dont ont eu connaissance, à travers les médias, plus d'un milliard de personnes. Les médias se sont concentrés sur nous, les porte-parole, mais bien sûr, nous n'étions que des messagers. Ce succès était le couronnement d'un effort multigénérationnel engagé pendant des décennies. La capacité de la communauté de la physique des particules à se dépasser ne pouvait que susciter l'enthousiasme. Ce minuscule signal que nous avions arraché à un fort bruit de fond témoignait hautement de la qualité du travail fourni par toute une communauté : théorie initiale, phénoménologie, conception et construction de l'accélérateur, des détecteurs et de l'infrastructure de calcul. C'était le triomphe de tous ceux qui avait pris part à cet effort pour réaliser ce qu'on croyait impossible, en apportant leurs compétences dans toutes les branches de la discipline.


Ce jour-là, Peter Higgs a été traité comme une rock star. Sa réaction donne une certaine idée de notre discipline : pressé de toutes parts par les médias, il a déclaré qu'en cette journée les expériences devaient être à l'honneur, et qu'il serait bien temps de parler aux théoriciens un autre jour. Un peu plus d'un an plus tard, le prix Nobel de physique était attribué conjointement à François Englert et à Peter Higgs « pour la découverte théorique d'un mécanisme contribuant à notre compréhension de l'origine de la masse des particules subatomiques, récemment confirmée par la découverte, par les expériences ATLAS et CMS auprès du LHC du CERN, de la particule fondamentale prédite par cette théorie. ».

Fabiola Gianotti et Joe Incandela, respectivement porte-parole des expériences ATLAS et CMS au moment de la découverte du boson de Higgs.