« C'est la loterie » - Traitement arbitraire des enfants migrants non accompagnés à Paris

HRW - Human Rights Watch - 18/07/2018 09:45:00


Durant une nuit type, environ 200 enfants migrants non accompagnés dormiraient dans les rues de Paris. La plupart d'entre eux sont sans-abri à cause de procédures arbitraires et de retards excessifs dans la détermination de leur statut de mineur, première étape d'une prise en charge par le système de protection de l'enfance.

Mandatée par le département de Paris, la Croix-Rouge française est chargée d'évaluer l'âge des enfants non accompagnés à Paris, et a établi une structure à cet effet : le Dispositif d'évaluation des mineurs isolés étrangers (DEMIE). Or, de nombreux enfants demandant une reconnaissance légale de leur âge affirment avoir été refusés à l'entrée du DEMIE par le personnel de sécurité. D'autres subissent un bref entretien d'environ cinq minutes, suivi d'un refus verbal expéditif. Ce traitement ne répond pas aux exigences de la loi française et constitue une violation des normes internationales. En outre, les enfants ainsi rejetés sont livrés à eux-mêmes ou contraints de se tourner vers des organisations non gouvernementales pour trouver un abri, de la nourriture et toute autre assistance de première nécessité.


Vidéo : France : Témoignages d'enfants migrants à Paris

Ceux qui ont la chance de passer des entretiens complets reçoivent une décision officielle rendue par la Direction de l'action sociale, de l'enfance et de la santé (DASES), l'agence du département de Paris notamment chargée de la protection de l'enfance, qui s'appuie sur les évaluations du DEMIE. Ces jeunes essuient régulièrement un refus lorsqu'ils ne disposent pas de documents d'identité, alors que les normes internationales et la réglementation française reconnaissent que de tels documents - susceptibles d'être perdus lors de difficiles périples migratoires - ne sont pas requis et que l'âge approximatif peut être déterminé dans le cadre d'un entretien. Et ceux qui ont des documents en leur possession se voient eux-aussi souvent rejetés : les services de protection de l'enfance et les tribunaux français remettent régulièrement en question la validité des actes de naissance, passeports et autres documents d'identité, parfois même lorsqu'ils sont certifiés par des ambassades.

Plusieurs cas examinés par Human Rights Watch révèlent également d'autres motifs arbitraires sur lesquels se basent les services de la protection de l'enfance pour décider qu'une personne est majeure et donc de l'exclure du système de protection de l'enfance, par exemple :

- Un récit trop détaillé, qui serait un signe de maturité, selon les évaluateurs.

- Des comptes-rendus considérés comme imprécis, en particulier si les évaluateurs constatent des erreurs mineures sur les dates.

- Le fait de voyager seul, même si c'est le sort de milliers d'enfants qui arrivent chaque année en France et dans d'autres pays.

- Le fait de travailler ou d'avoir travaillé, que ce soit dans le pays d'origine ou au cours du voyage migratoire vers la France, même si le travail des adolescents est courant et, pour ceux qui voyagent seuls, souvent essentiel à leur survie.

S'ils ne sont pas sommairement refusés et s'ils reçoivent une décision écrite, les enfants peuvent la contester devant le tribunal pour enfants. Mais certains juges qui examinent les évaluations d'âge ordonnent des tests osseux et autres examens médicaux pour déterminer l'âge, même si la fiabilité de ces tests a été contestée par le corps médical en France et ailleurs.

En outre, les tribunaux peuvent prendre des mois pour rendre leur décision, période pendant laquelle ni abri d'urgence ni autre forme d'assistance ne sont fournis. Moussa H., qui affirme avoir 15 ans et est originaire de Côte d'Ivoire, attendait une décision du juge depuis six semaines lorsque Human Rights Watch s'est entretenu avec lui en février 2018. « En attendant, je n'ai pas de nourriture, d'endroit où dormir, et je ne vais pas à l'école », a-t-il expliqué à Human Rights Watch.

L'incertitude prolongée pèse lourdement sur les enfants. « C'est une situation difficile pour nous. Le stress est très présent et je ne connais aucun moyen d'arranger les choses. Je n'ai pas de logement fixe, pas de stabilité, pas de sécurité. Personne ne veille sur moi », a expliqué Azad R., un jeune Afghan âgé de 16 ans, qui nous a avoué que l'automutilation est pour lui un moyen de répondre au stress auquel il est confronté.

Les retards pris lors de la reconnaissance officielle du statut de mineur peuvent également bloquer l'accès de ces enfants à un statut légal à leur majorité, car le fait d'être pris en charge par l'Aide sociale à l'enfance et le moment de cette prise en charge affectent l'éligibilité à un permis de séjour et à la citoyenneté française. Les enfants pris en charge avant l'âge de 16 ans sont éligibles à l'âge de 18 ans à un titre de séjour, et ceux pris en charge après 16 ans peuvent obtenir un permis étudiant ou de travail à leur majorité. S'ils sont pris en charge avant l'âge de 15 ans, ils peuvent demander la nationalité française à leurs 18 ans.

Le traitement réservé à de nombreux mineurs non accompagnés à Paris, qui cherchent à obtenir la confirmation de leur statut d'enfant, est arbitraire, nie leur droit à être entendus équitablement et ne respecte pas l'obligation de donner la priorité à l'intérêt supérieur de l'enfant. En conséquence, leur droit à vivre dans la dignité et à bénéficier, en tant qu'enfants, d'une protection et d'une assistance spécifiques, parmi d'autres droits, est fragilisé ou bafoué. « J'ai passé plusieurs nuits dans la rue. Je ne m'attendais pas à ça. C'est incroyable de devoir dormir dans la rue dans un pays comme la France. Si tu n'es pas accompagné, tu es abandonné », a témoigné Souleymane G., un jeune Guinéen de 16 ans.

Des citoyens ordinaires, seuls ou en collectifs, ont décidé d'agir pour répondre aux besoins de ces enfants, leur fournissant de la nourriture et d'autres services, mettant sur pied des clubs de football, des ateliers d'improvisation théâtrale et autres activités, les accueillant parfois chez eux une nuit ou deux, voire plus longtemps. « Les gens d'ici nous aident plus que le gouvernement. Il y a des gens ici qui ont un grand coeur », nous a déclaré Ramatoulaye S., un garçon âgé de 17 ans originaire de Côte d'Ivoire.

Mais ces efforts louables, ainsi que les services fournis par des organisations non gouvernementales telles que Médecins sans Frontières et Utopia 56, ne peuvent couvrir l'ensemble des besoins et reposent souvent sur le bénévolat. En revanche, l'État français dispose des moyens nécessaires, et a l'obligation, en vertu de la législation en vigueur et des engagements qu'il a pris au niveau international, de fournir des soins et une protection appropriés à tous les enfants se trouvant sur le territoire français, quel que soit leur statut migratoire.

Les propositions de révision de la loi française relative à l'immigration et à l'asile font l'impasse sur ces manquements dans la prise en charge des enfants migrants non accompagnés. La réforme législative n'interdira pas non plus la détention d'enfants migrants arrivant en France avec leur famille, pratique que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamnée dans six affaires distinctes entre 2012 et 2016 comme étant une violation de l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants (le gouvernement a annoncé mi-avril qu'il formerait un groupe de travail spécifique pour examiner cette question).

Pour répondre aux graves préoccupations identifiées dans ce rapport, la France devrait s'assurer que des évaluations de l'âge ne sont effectuées que dans les cas où les autorités ont des doutes sérieux sur la minorité d'un individu. Dans ces cas, celles-ci peuvent prendre des mesures appropriées pour déterminer l'âge et l'éligibilité aux services, en gardant à l'esprit que de telles évaluations restent des estimations. Ces procédures devraient chercher à établir l'âge approximatif au moyen d'entretiens et grâce à l'examen de documents, conformément aux normes internationales. Elles devraient être menées avec délicatesse par des évaluateurs qualifiés et laisser le bénéfice du doute, de sorte que s'il existe une possibilité que la personne interrogée soit un enfant, celle-ci soit traitée comme telle.

Conformément à l'avis de plusieurs autorités médicales françaises qui ont constaté à maintes reprises que les examens médicaux ne sont pas un moyen fiable de déterminer l'âge, en particulier pour les adolescents les plus âgés, Human Rights Watch conclut qu'ils ne devraient pas être utilisés à cette fin. La France devrait ainsi mettre fin à l'utilisation de tests osseux et d'examens médicaux similaires comme moyens de déterminer l'âge.