Réfugiés soudanais en Jordanie : une vie en sursis !

IFPO - Institut français du Proche-Orient - 17/07/2018 17:50:00

Les Carnets de l'Ifpo accueillent également des textes rédigés par des étudiant·e·s de niveaux Master et Master 2 travaillant sous la direction d'enseignant·e·s et de chercheur·e·s de l'Institut ou ayant effectué un stage ou un terrain en lien avec ses activités scientifiques. Compte-rendus de lecture et de stage, retours de terrain, synthèses de premiers travaux de recherche rédigés par ces étudiant·e·s sont appelés à alimenter régulièrement les Carnets de l'Ifpo. Marie Hénique étudiante de 3e année de Sciences Po. est l'auteure de ce texte.

La Jordanie accueille aujourd'hui environ 680 000 réfugiés et 35 615 demandeurs d'asile enregistrés auprès du Haut-Commissariat des réfugiés des Nations-Unies (HCR, septembre 2017). Si ceux-ci sont principalement issus des pays en conflit dans la région (Syrie, Irak, Yémen), il existe également une minorité numérique de réfugiés venus d'Afrique subsaharienne et principalement du Soudan. Ainsi, au terme d'un parcours migratoire complexe (Hénique, 2017) commencé en 2003 avec le début du conflit au Darfour, quelque 4000 Soudanais (nombre de personnes enregistrées au HCR, septembre 2017) ont dû fuir vers la Jordanie. Beaucoup d'entre eux se retrouvent aujourd'hui dans une situation « d'attente forcée », bloqués à Amman, la capitale jordanienne, dans l'attente d'être relocalisés dans un pays tiers. L'interdiction de travailler pour les réfugiés autres que Syriens, les empêche de s'établir durablement dans le pays pour y construire une nouvelle vie.

Leur quotidien se structure autour de cette incertitude quant à leur futur qui ne leur permet pas de s'intégrer réellement dans la ville. Plusieurs questions se posent pour décrire cette situation : quelles sont leurs conditions de vie dans cette période particulière de pause dans leur parcours migratoire ? Quels facteurs freinent leur intégration et leur appropriation d'Amman et ses différents quartiers ? Quelles réponses permettent-ils d'apporter? Quels acteurs se mobilisent? Quelles actions mènent-ils ?

Afin de répondre à ces questions, je me suis appuyée sur cinq interviews de réfugiés soudanais (quatre hommes et une femme entre 19 et 35 ans) ainsi que des membres d'ONG agissant auprès de réfugiés soudanais à Amman (Jesuit Refugee Service, Seven hills skate parc, Jesuit Centre). J'ai également observé la vie du Jesuit Centre d'Amman durant un mois et demi de septembre à octobre 2017. Ce centre est géré par des pères jésuites Américains et situé à Jabal al-Hussein.

1 Le mirage de la relocalisation

La population soudanaise d'Amman est composée à 70% d'hommes selon le chargé de protection du HCR (entretien octobre 2017), dont la majorité a entre 18 et 35 ans. Les jeunes hommes seuls étant considérés comme moins vulnérables par le HCR, ils doivent attendre plusieurs années pour être relocalisés vers un pays tiers. Peu de Soudanais bénéficient de cette procédure. Selon l'ONU seulement 2 à 5% d'entre eux finissent par partir de la Jordanie (entretien octobre 2017). Les personnes que j'ai pu rencontrer sont arrivées dans le pays depuis au moins quatre ans et n'ont toujours pas de perspective quant à une future relocalisation. Certains, comme un trentenaire réfugié en Jordanie depuis 2013, envisagent même de repartir vers le Darfour. Celui-ci est pourtant recherché par le gouvernement soudanais qui l'accuse injustement de s'être converti au christianisme et risque donc des persécutions.

Je n'ai rencontré qu'une seule famille, composée d'une mère seule et de ses quatre enfants, dont la relocalisation vers la Géorgie aux États-Unis a été approuvée par l'Organisme International des Migrations. Cependant, à cause du « Travel ban » instauré par Donald Trump en 2017, leur départ a été reporté indéfiniment. Le retrait récent du Soudan de la liste n'a pas, pour l'instant, fait évoluer leur situation.

La précarité des réfugiés soudanais en Jordanie ne fait pas figure d'exception dans la situation générale des réfugiés soudanais dans le monde. En 2009, Fabienne Le Houérou décrivait déjà les conditions de vie critiques des Soudanais réfugiés au Caire, dont la majorité, ne possédant pas le statut officiel de réfugié, est autorisée à rester en Egypte sans avoir accès à l'assistance humanitaire ou à la relocalisation (Le Houérou, 2009).

2 Une appropriation de la ville difficile, voire impossible

Alors que certaines personnes que j'ai rencontrées sont à Amman depuis plusieurs années, leur appropriation de l'espace urbain et leur mobilité dans la ville sont relativement limitées et les lieux qu'ils fréquentent se réduisent souvent à leur quartier de résidence (Jabal Amman, Jabal al-Weibdeh). Cette absence d'appropriation de la ville peut s'expliquer par plusieurs facteurs.

Tout d'abord, l'interdiction de travailler pour les réfugiés (excepté la mise en place d'un quota pour les Syriens) ajoutée au nombre extrêmement réduit de Soudanais recevant une assistance financière du HCR, poussent beaucoup d'entre eux à se tourner vers l'économie souterraine. Certains travaillent sur les chantiers de construction, certaines dans des salons de beauté. Souvent ces emplois sont difficiles aussi bien physiquement que mentalement et peu rémunérés. À cela s'ajoute le risque d'être arrêté par les autorités jordaniennes. L'amende pour un réfugié travaillant illégalement est de 3000 dinars jordaniens selon les réfugiés interrogés. Ils peuvent donc être renvoyés au Soudan s'ils sont arrêtés. Cette situation les pousse donc à être en permanence sur le qui-vive lors du trajet et sur leur lieu de travail pour ne pas être repérés par la police, et être prêt à fuir le cas échéant. A., un homme de 33 ans arrivé en Jordanie en 2013 après avoir fui les persécutions religieuses du gouvernement de Khartoum, a déjà été arrêté deux fois par les autorités hachémites alors qu'il travaillait dans un laboratoire pharmaceutique. Il n'a toutefois pas été expulsé vers le Soudan car ses arrestations sont antérieures à la mise en place de l'amende de 3000 dinars.

Cette forme de subsistance ne leur assure que de très modestes revenus. Or, Amman étant une ville étendue où les transports en commun sont limités, ils n'ont pas les moyens de multiplier les allers et retours en taxi dans la ville.

Un autre facteur important est l'existence limitée de lieux publics à Amman comme des parcs par exemple. Les rassemblements se font plutôt dans les appartements que se partagent les célibataires ou les familles. J'ai pu me rendre à un mariage organisé dans l'appartement d'une famille soudanaise à Jabal Amman. Lors de cet événement, une femme m'a confié que tous les hommes présents étaient particulièrement heureux de se voir car ils résident dans des quartiers différents et n'ont que rarement l'occasion de se retrouver.

A cela s'ajoute la discrimination et le racisme dont les Soudanais, mais aussi Somaliens, Erythréens et Ethiopiens sont souvent victimes en Jordanie. Dans la rue, dans le bus ou à l'école, il est fréquent qu'ils soient interpellés par les noms péjoratifs d' "Abu Samra" ou "Chocolate". N, âgé de 19 ans, a abandonné l'école alors qu'il était scolarisé à Jabal al-Weibdeh. Il ne parvenait pas à suivre les cours à cause de la barrière de la langue et ne supportait pas de se sentir discriminé en tant que seul élève noir de la classe. Cette stigmatisation limite également leur présence dans l'espace public en les poussant à ne pas se faire remarquer et à rester le plus possible dans leurs lieux d'habitation. Enfin une dernière raison qui m'a été rapportée et qui freine leur appropriation de la ville est le dépaysement. M, qui est arrivé en mai 2017 à Amman, trouve la ville trop bruyante et ne parvient pas à dormir la nuit.

L'interdiction de travailler pour les réfugiés autres que Syriens, leur accès limité aux services du HCR, des ONG et des autorités jordaniennes, ainsi que le racisme auquel ils doivent faire face quotidiennement, empêchent leur réelle intégration dans l'espace urbain d'Amman. Plusieurs associations tentent de remédier à cette situation par l'organisation d'activités favorisant la création de lien social.

3 Des réponses associatives pour créer du lien social

Pour répondre à cette situation, plusieurs initiatives associatives tentent de créer du lien social en fédérant la communauté soudanaise d'Amman et notamment par la rencontre des différentes populations de réfugiés.

Le skate parc 7 Hills, situé à l'entrée de Jabal al-Weibdeh, organise chaque lundi un cours de skate dédié aux enfants soudanais. Le parc, construit par l'association Make Life Skate Life et principalement géré par des volontaires, rencontre beaucoup de succès auprès des enfants comme des parents. Environ une cinquantaine d'enfants de deux ans à 16 ans se retrouvent à chaque séance pour apprendre à faire du skate et jouer dans le parc pendant deux à trois heures. Des enfants jordaniens du quartier participent également à l'initiative en aidant à encadrer l'activité en échange d'une planche de skate neuve. Cela favorise la rencontre et la naissance d'amitiés entre les enfants jordaniens et soudanais. Les après-midi au skate parc sont également un lieu de rendez-vous pour les parents - surtout les mères, et quelques pères- qui profitent que leurs enfants soient encadrés par les membres de l'association pour discuter tranquillement. Cette appropriation du lieu par certaines familles soudanaises m'est apparue quand je me suis rendue au parc un jour où la « session soudanaise » avait été annulée. Plusieurs mères s'y étaient malgré tout donné rendez-vous pour y passer l'après-midi avec leurs enfants.

Le Centre Jésuite d'Amman, situé à Jabal al-Hussein et géré par des pères jésuites américains, organise tous les jours des activités culturelles et éducatives gratuites destinées aux réfugiés vivant à Amman. Ils peuvent participer aux cours d'anglais, de chants, de théâtre, d'arts plastiques, de danse et à la séance hebdomadaire de cinéma suivie d'un débat en Anglais. Beaucoup de réfugiés irakiens, soudanais et quelques Syriens, Somaliens et Erythréens se rendent quotidiennement au centre pour participer aux activités et suivre les cours d'anglais, mais également pour tuer le temps en discutant entre amis. Ces activités ont différents buts. L'importance de l'anglais, langue utilisée pour communiquer dans chaque activité, vise à préparer les réfugiés qui, s'ils sont relocalisés dans un autre pays, le seront sûrement au Canada ou aux États-Unis. En effet, parmi les trente-sept pays membres du programme de relocalisation du HCR, ce sont ceux qui accueillent le plus de réfugiés. D'autre part, les activités sont organisées de manière à favoriser les interactions entre les différentes nationalités. Par exemple, durant les exercices de théâtres, il est interdit de se mettre en binôme avec quelqu'un du même pays. Ainsi les réfugiés soudanais fréquentant le centre régulièrement forment un groupe soudé et sont très investis dans les activités auxquelles ils participent. Certains d'entre eux sont même volontaires au sein du centre. C'est le cas de deux jeunes Soudanais trentenaires que j'ai rencontrés. Un donne des cours d'anglais à d'autres réfugiés soudanais, irakiens, et somaliens. Il tente de faire venir un maximum de Soudanais sans activités au centre pour empêcher que ceux-ci ne restent chez eux et soit démoralisés par l'inactivité. En effet, le nombre important de Soudanais fréquentant le Centre et participant à ses activités illustre leur absence d'occupation en dehors du Centre (absence de lieu de sociabilité, absence de travail). Par exemple N, qui comme précisé plus haut ne va plus à l'école et ne travaille pas non plus, participe à pratiquement toutes les activités artistiques et suit les cours d'anglais du Centre.

Conclusion

La situation d'attente forcée dans laquelle se trouvent de nombreux réfugiés soudanais en Jordanie est une source quotidienne de souffrance psychologique. L'accès peu aisé aux services du HCR, l'interdiction de travailler et l'intégration relativement limitée au sein d'Amman et de la société jordanienne les placent dans une situation d'inactivité permanente et d'incertitude quant au futur. Plusieurs associations comme Seven Hills skate parc ou le Jesuit Centre d'Amman tentent de pallier ces problèmes en proposant une large gamme d'activités culturelles et sportives. Néanmoins, si les personnes que j'ai pu interroger apprécient ces opportunités, elles sont surtout désireuses d'accéder à l'éducation, au travail légal et à plus long terme à la relocalisation.

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par par Marie Hénique