Lettre ouverte à la Rapporteuse Spéciale sur la violence contre les femmes pour mettre fin à la légalisation du mariage des filles avec leurs agresseurs en Tunisie

FIDH - Fédération Internationale des ligues des droits de l'homme - 25/07/2017 13:45:00


Mme. Dubravka Simonovic, Rapporteuse Spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences

En notre qualité de représentants d'organisations nationales et internationales de défense des droits humains des femmes constituées dans la Coalition Nationale Associative contre la Violence à l'encontre des femmes (CNAV), nous avons l'honneur de porter à votre attention de nouvelles informations concernant les avancements du processus d'adoption de la loi organique 60/2016 relative à l'élimination de toutes les formes de violences à l'égard des femmes en cours d'adoption par le législateur tunisien.

Alors que la Tunisie s'apprête à adopter une loi organique relative à l'éradication de toutes les formes de violences à l'égard des femmes [1], les députés de la Commission législative des droits et libertés et des relations extérieures [2], ont décidé, le 8 juin 2017, de maintenir en application l'article 227 bis du Code pénal tunisien qui prévoit l'abandon des poursuites à l'encontre du violeur d'une mineure lorsque celui-ci épouse la victime, et constitue par conséquent une disposition particulièrement discriminatoire à l'égard des filles.

Longtemps revendiquée par les défenseures des droits des femmes et des droits humains, cette loi constitue la mise en application de l'article 46 de la Constitution tunisienne adoptée le 27 janvier 2014, disposant que « L'État prend les mesures nécessaires en vue d'éliminer la violence contre la femme ». En outre, ce mécanisme permettrait d'apporter une réponse législative globale au fléau de la violence dont souffrent les Tunisiennes puisque selon l'enquête nationale réalisée par l'Office National du Planning Familial (ONFP) en 2010, 47% des femmes tunisiennes ont subi au moins une forme de violence au cours de leur vie. Une autre enquête menée par le Centre de Recherches, d'Etudes, de Documentation et d'Information sur la Femme (CREDIF) en 2016 sur les violences subies dans l'espace public indique qu'entre 2011 et 2015, près de 53% des femmes ont été victimes de violences dans l'espace public et près de 8 femmes sur 10 ont subi des violences sexuelles, en particulier dans les transports publics [3].

Face à ces constats et pour respecter ses engagements internationaux [4] et nationaux [5], la Tunisie a engagé le processus d'adoption d'une loi intégrale contre les violences basées sur le sexe. Ce projet a été adopté le 13 juillet 2016 par le Conseil des ministres et déposé le 27 juillet 2016 à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP). La commission des droits et libertés au sein de l'ARP a entamé l'examen de ce projet en février 2017. Le 21 juillet 2017, ce projet sera soumis à l'Assemblée plénière de l'ARP pour adoption.

Bien que ce projet de loi vise à prévenir les violences, les pénaliser et les réprimer sous leurs différentes formes, protéger les victimes et instaurer leur prise en charge, au cours des discussions du projet au sein de la commission des droits et libertés et des relations extérieures, les députés se sont divisés concernant l'abrogation de l'article 227 bis [6] du Code pénal prévoyant que :

« Est puni d'emprisonnement pendant six ans, celui qui fait subir sans violences, l'acte sexuel à un enfant de sexe féminin âgé de moins de quinze ans accomplis. La peine est de cinq ans d'emprisonnement si l'âge de la victime est supérieur à quinze ans et inférieur à vingt ans accomplis. La tentative est punissable. Le mariage du coupable avec la victime dans les deux cas prévus par le présent article arrête les poursuites ou les effets de la condamnation. La poursuite ou les effets de la condamnation seront repris si, avant l'expiration de deux ans à dater de la consommation du mariage, ce dernier prend fin par le divorce prononcé à la demande du mari, conformément à l'article 31, 3 du Code du Statut Personnel ».

Cet article controversé et largement critiqué par la société civile tunisienne et internationale, permet donc à un homme d'échapper aux poursuites judiciaires pour relations sexuelles avec une mineure s'il l'épouse. Il s'agit d'un cas d'exemption des agresseurs qui favorise l'impunité des auteurs de violences sexuelles commises à l'égard des mineures.

Outre l'impunité qu'elle organise, cette exception justifiée par les coutumes et les traditions sociales culpabilisant les femmes y compris les petites filles pour les violences qu'elles subissent, légalise le mariage précoce et forcé des petites filles, pour sauver « l'honneur de la famille », au détriment des droits de l'enfant. C'est pourquoi, le gouvernement tunisien a annoncé à plusieurs reprises son engagement à réformer cette disposition rétrograde sans que cette promesse n'ait d'écho chez les autorités législatives [7].

Aujourd'hui, en absence de consensus entre les membres de la commission parlementaire examinant le projet de loi 60/2016, la réforme de l'article 227 bis a été reportée sine die et l'application de cet article du Code pénal continue à briser des vies.

Certes, l'adoption du projet de loi organique constituerait une avancée majeure pour l'élimination des violences de genre et pour faire avancer les droits humains des femmes en Tunisie. En revanche, sans l'abrogation de l'article 227 bis du Code pénal, cette loi, une fois adoptée par le parlement (ARP), ne saurait réprimer toutes les formes de violences et mettre fin à l'impunité des agresseurs. La persistance de cette norme renforcera également les stéréotypes sociaux et patriarcaux et ne saurait contribuer aux changements des mentalités pour une société égalitaire et moins violente.

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