"Sondor, le site où débattent les mortels et les dieux" d'Yvette Beoutis - chapitre II

Yvette Beoutis - 23/10/2023 12:00:00




Du haut de la forteresse

Dans la forteresse de Sóndor, Anccu Hualloc était pensif. Il pensait à Sumac Kay et ne savait pas quand il pourrait retourner à Andahuaylas pour la revoir.

Cette nuit, le froid était intense. Des vents violents circulaient dans dans toutes les parties du fort. On attendait les Chefs des Tribus Chankas afin de décider d'une guerre contre Cuzco et de célébrer une cérémonie des offrandes rassemblant toute la cité.

Sulcahuaman, grand prêtre en charge de la cérémonie des offrandes, fut le premier à apparaître. Il occupait la place principale située dans la partie la plus haute de la forteresse qui était spectaculairement éclairée pour cette occasion grâce aux torches suspendues à tous les angles et qui illuminaient les idoles Chankas placées dans sept niches. De nombreuses femmes chantaient ; certaines saisies par la présence de Anccu Hualloc dont le visage bien dessiné et le corps musclé marquaient la foule, le regardaient avec admiration. Malgré sa jeunesse, car il n´avait pas plus de vingt-cinq ans, Anccu Hualloc surprenait par sa maturité, sa sagesse, son intelligence, sa générosité et les valeurs fortes qu'il portait. Chef incontestable du peuple Chanka qui le respectait et l'aimait, il transmettait tranquillité et sécurité..

Malgré ce moment impressionnant et solennel, Anccu Hualloc ne pensait qu'à Sumac Kay, sa cousine éloignée. Il songeait à leur rencontre à Pacucha lorsqu'ils étaient enfants et qu'il venait de Andahuaylas rendre visite à sa famille. Il se remémora leurs rires et leurs jeux innocents, les promenades et les bains pris ensemble dans les eaux thermales près du fleuve Pachachaca qui marquait la limite du territoire Chanka et la frontière avec les terres Cuzquéniennes. Lors d'une de ses nombreuses visites à Sumac Kay, elle glissa et tomba dans les eaux bruyantes et tumultueuses de la partie basse de l'étroit ravin. C'est à ce moment-là, qu'ils se sont embrassés passionnément pour la première fois. Se jurant un amour éternel, Anccu Hualloc lui promit de toujours prendre soin d´elle et la protéger.





Le lac Paccocha


Il ferma les yeux et tenta de se remémorer son teint hâlé, ses cils allongés et ses yeux couleur de miel couverts par une frange et la mince silhouette de la jeune fille de douze ans qu'elle était alors. Le temps a passé et Sumac Kay est devenue une belle jeune femme qu'Anccu Hualloc regrettait de voir peu. Il était inquiet d'une guerre qui pourrait être déclarée aux Cuzquéniens et craignait de ne pas revenir vivant. Qui prendrait soin alors de Sumac Kay, elle qui n'avait pas de frère et dont le père était déjà âgé ?

Subitement, le son des trompettes, des quenas et des coquillages le ramenena à la réalité. Dix-huit chefs Chankas qu´il connaissait bien, précédés par l´ancien grand-prêtre Sulcahuaman, commencèrent à défiler et monter les cinq-cents marches de la Pyramide de Sóndor qui conduisaient à la partie haute de la forteresse entourée de montagnes sacrées et de pics enneigés. Tout là-haut se trouvait la grande pierre « Huanca », idole principale des Chankas. A l'issue de cette cérémonie, au cours de laquelle étaient consommées des feuilles de coca serait prise la décision de la guerre contre Cuzco.

Anccu Hualloc reconnut parmi les participants ses amis d´enfance, Hastu Huaraca et Tumay Huaraca, fils d'un des Chefs Chankas, qu'il connaissait depuis l'adolescence quand ils descendaient de leurs terres au fleuve Pachachaca pour se baigner dans ses eaux thermales. Le plus âgé, Hastu Huaraca, l'étreignant chaleureusement, lui dit : « Quelle joie de se retrouver. Nous savons que tu nous protèges, nous et nos frères, des injustices et que tu luttes contre la corruption qui a envahie notre peuple. Tu sais que nous partageons avec toi les mêmes idéaux. Mais nous pensons aussi qu´avant d'entreprendre les changements nécessaires, nous avons besoin d´être unis pour vaincre les Cuzquéniens et résoudre le problème du détournement des eaux du fleuve Apurímac qu'ils ont provoqué. »




Au loin les pics enneigés


Anccu Hualloc se tut. Ces paroles, il les a jugées prétentieuses et irresponsables car il savait que Guasco, un autre des principaux Chefs Chankas, volait continuellement les dépôts des armes et les réserves de nourritures du peuple Chanka sans que personne n'ose le dénoncer. Cependant, Anccu Hualloc parvint à répondre : « La guerre n´est pas la solution pour résoudre la pauvreté dans laquelle se trouvent les habitants de nos terres. L´état de nos réserves est déplorable et ne nous permettra pas d'avoir les ressources nécessaires pour vaincre les Cuzquéniens. Si nous nous battons contre Cuzco, ce sera une catastrophe pour notre peuple ».

Hastu Huaraca et Tumay Huaraca, convaincus du courage du peuple Chanka et de la victoire d'une armée commandée par Anccu Hualloc rejoignirent leur père qui assistait à la cérémonie.

Depuis de nombreuses années, les Cuzquéniens, dont on pouvait voir les terres depuis la partie la plus haute de la forteresse du Sóndor, assiégeaient les Chankas, détruisant leurs routes et volant leur eau. Le pays Cuzquénien était en plein essor. Ainsi, les Chankas avaient ils constaté avec surprise que la population Cuzquénienne ne cessait de croître, que la production de maïs et les réserves de nourritures étaient abondantes, que leur armée gagnait en nombre et en armement ; et enfin qu'ils amélioraient sans cesse leurs fortifications proches des terres Chankas, comme Choquequirao.

C'était la première fois que les chefs Chankas, habitués à des guerres intestines, se réunissaient. Ils étaient réputés pour leur courage mais aussi pour être belliqueux, sanguinaires et cruels, arrachant les peaux de leurs ennemis encore vivants pour les utiliser dans la fabrication de tambours, transformant leurs os en flûtes et leurs crânes en verres dans lesquels ils buvaient.




Le Maïs de montagne


Dans la société Chanka, les chefs de tribus luttaient entre eux. Ainsi, prévalait la loi du plus fort. Ils étaient gouvernés par de petites élites, toutes unies par des liens familiaux. C'est pourquoi régnait une grande opacité sur l'état des réserves, qu'elles soient d´armes ou d'aliments sans compter les règlements de comptes fréquents entre groupes rivaux pour s'attribuer le vol des réserves et pour la répartition des richesses de la population. Celle-ci éprouvait des doutes sur l'application équitable de la loi.

Les malheurs n'arrivent jamais seuls
Les gelées intenses et persistantes des dernières années avaient abimé les récoltes, appauvri la région et aggravé la situation économique Chanka. Pourtant, les chefs continuaient à mentir à leur peuple, consommer les réserves en excès, les voler, célébrer des fêtes et vivre somptueusement, en oubliant que la plupart des habitants de la Vallée du fleuve Apurímac vivaient dans la misère.

Accu Hualloc était conscient de cela, d'autant qu'il avait été témoin de vols dans les réserves, et voulait un changement de gouvernement. Guasco, le chef Chanka le plus corrompu qu'Auccu Hualloc avait surpris à voler, craignait que cette accusation conduise le peuple, qui se liguerait alors contre lui, à lutter pour plus d'égalité et de justice. Il avait donc créé une situation qui conduirait à décider de la guerre contre les Cuzquéniens, masquant ainsi ses vols et lui permettant de se débarrasser d´Anccu Hualloc.