Portrait des trois lauréats du prix Nobel de la paix 2022

Fondation Nobel - 07/10/2022 19:40:00

Deux organisations non gouvernementales, la russe Memorial et l'ukrainienne Centre pour les libertés civiles, ainsi que l'opposant biélorusse Ales Bialiatski ont été récompensés vendredi à Oslo du prix Nobel de la paix.

Dans un choix hautement symbolique en faveur de la « coexistence pacifique », le Nobel de la paix a couronné, vendredi 7 octobre à Oslo, deux organisations non gouvernementales (ONG), la russe Memorial et l'ukrainienne Centre pour les libertés civiles, ainsi que l'opposant biélorusse Ales Bialiatski. Qui sont ces trois « champions des droits humains » en Ukraine, en Russie et en Biélorussie ?

Ales Bialiatski, militant politique biélorusse toujours incarcéré
Initiateur du mouvement démocratique qui a émergé en Biélorussie au milieu des années 1980, Ales Bialiatski, âgé de 60 ans, est un militant politique incarcéré depuis juillet 2021, connu pour son travail à la tête de Viasna, la principale organisation de défense des droits humains dans le pays.

Le militant avait été arrêté pour « évasion fiscale », affaire perçue comme une vengeance du président Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994 et qui muselle toute forme de critique à coups d'arrestation ou de matraque, depuis le vaste mouvement de contestation post-électoral de l'été 2020, qui a fait trembler son régime.

Pendant des semaines, des dizaines de milliers de Biélorusses étaient descendus dans la rue pour protester contre la réélection pour un sixième mandat du chef de l'Etat. A leur côté, Viasna recensait les arrestations, les accusations de torture en prison et les blessés.

Ales Bialiatski avait déjà été incarcéré pour des motifs fiscaux pendant près de trois ans, de 2011 à 2014. Son arrestation était alors intervenue quelques mois après une élection présidentielle qui avait également donné lieu à des manifestations d'opposition sévèrement réprimées.

Après avoir maté les manifestations de l'été et de l'automne 2020, le régime biélorusse s'en est pris aux médias et organisations jugées critiques, incarcérant pour divers motifs leurs dirigeants ou de simples militants. Viasna et Ales Bialiatski n'ont pas fait exception. « La répression brutale de Viasna n'est qu'une partie de la purge de la société civile décidée par le président Alexandre Loukachenko », notait alors l'ONG Human Rights Watch.

Fondée en 1996 lors de manifestations prodémocratie massives en Biélorussie, Viasna a commencé son travail en apportant une aide aux personnes incarcérées et à leurs proches. Son travail s'est ensuite étendu à la défense des droits humains en général.

Memorial, la conscience de la Russie bannie par Poutine

Fondée en 1989, l'emblématique ONG russe Memorial a fait la lumière pendant trois décennies sur les purges staliniennes, puis les répressions dans la Russie contemporaine du président Vladimir Poutine, avant d'en être elle-même victime. L'hiver dernier, la justice russe avait prononcé la dissolution de Memorial pour des violations d'une loi controversée sur les « agents de l'étranger », une décision qui avait choqué en Occident comme en Russie et suscité une avalanche de condamnations.

La dissolution de ce pilier de la société civile russe, symbole de la démocratisation des années 1990 après l'effondrement de l'URSS, avait précédé de quelques semaines l'offensive en Ukraine. Depuis, le Kremlin a encore accentué la répression des voix dénonçant sa campagne militaire, à coups de milliers d'amendes et de lourdes peines de prison.

Des crimes staliniens aux exactions en Tchétchénie, l'organisation, créée par des dissidents soviétiques, dont le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, faisait autorité par ses enquêtes rigoureuses, notamment sur les exactions de paramilitaires russes en Syrie. Parallèlement, Memorial dressait la liste des prisonniers politiques, leur fournissait une assistance, comme aux migrants et aux minorités sexuelles.

C'est surtout pour son travail en Tchétchénie, république russe du Caucase qui a été le théâtre de deux guerres, que l'ONG s'était fait connaître en Occident, où elle jouissait d'un grand prestige, ayant reçu le prix Sakharov du Parlement européen en 2009.


En 2009, la responsable de l'ONG en Tchétchénie, Natalia Estemirova, avait été enlevée en plein jour et exécutée d'une balle dans la tête à Grozny. Mis en cause dans cet assassinat, l'autoritaire dirigeant tchétchène, Ramzan Kadyrov, qui aujourd'hui est l'un des soutiens les plus zélés de la guerre d'invasion russe menée en Ukraine, avait en retour traité les membres de Memorial d'« ennemis du peuple ».

Début avril, un mois après le début de l'attaque contre l'Ukraine, Oleg Orlov, l'un des dirigeants historiques de Memorial, avait avoué à l'Agence France-Presse n'avoir pas « vécu de période plus sombre » dans sa vie. « Ce qui se passe maintenant n'est pas comparable à ce qui a pu se passer avant (...). Un pays qui avait quitté le système totalitaire y retourne », avait asséné celui qui avait commencé à militer dans les années 1980, en diffusant des tracts contre la guerre soviétique en Afghanistan.


Le Centre pour les libertés civiles ukrainien

Le Centre pour les libertés civiles a été fondé en 2007, à Kiev, dans le but de faire progresser les droits de l'homme et la démocratie en Ukraine. « Le centre a pris position pour renforcer la société civile ukrainienne et faire pression sur les autorités afin de faire de l'Ukraine une démocratie à part entière », a rappelé le comité Nobel.

Après l'invasion russe lancée le 24 février, l'ONG s'est engagée dans des efforts pour identifier et documenter les crimes de guerre russes contre la population civile ukrainienne. En collaboration avec des partenaires internationaux, le centre joue un rôle de pionnier en vue de tenir les coupables responsables de leurs crimes.

« Nous sommes heureux », a réagi à l'annonce du prix l'une des responsables de l'ONG, Oleksandra Romantsova, tout en ajoutant avoir encore « un tas de travail à faire pour la victoire ». Elle a annoncé une conférence de presse pour samedi et précisé être en route vers l'Ukraine avec la cheffe de l'organisation, Oleksandra Matviichuk.

« Lorsque nous avons appris la nouvelle, nous avons été stupéfaits », a, pour sa part, déclaré à Kiev à quelques journalistes Anna Trouchova, chargée de communication de l'ONG. « Nous considérons ce prix comme une reconnaissance respectable de notre activité », a-t-elle ajouté dans les locaux de la capitale ukrainienne. Depuis l'invasion, « nous documentons les crimes de guerre des militaires russes en Ukraine dans tout le pays (...). Une autre activité importante est le retour des Ukrainiens kidnappés chez eux », a précisé Mme Trouchova.

« Il est nécessaire de créer un tribunal international et de traduire en justice [Vladimir] Poutine, [le président biélorusse Alexandre] Loukachenko et d'autres criminels de guerre », a déclaré la cheffe de l'ONG, Mme Matviichuk. L'avocate a également expliqué sur sa page Facebook :

« L'ONU et les Etats participants doivent résoudre le problème du "fossé des responsabilités" et offrir une chance de justice à des centaines de milliers de victimes de crimes de guerre. Sans cela, une paix durable dans notre région est impossible. La Russie devrait être expulsée du Conseil de sécurité de l'ONU pour violation systématique de la Charte des Nations unies. »

« Le peuple ukrainien est aujourd'hui le principal artisan de la paix, dans laquelle on doit exister sans agression », a, de son côté, réagi sur Telegram le chef du cabinet de la présidence ukrainienne, Andriy Iermak. « Le comité Nobel a une compréhension intéressante de "la paix" si des représentants de deux pays ayant agressé un troisième reçoivent tous ensemble le prix Nobel », a commenté sur Twitter le conseiller présidentiel, Mykhaïlo Podoliak. « Les organisations russes et biélorusses n'ont pas pu organiser de résistance à la guerre », a-t-il assené.