Les conséquences de la guerre en Ukraine : géopolitique et sécurité alimentaire du blé

Blog de Françoise TCHOUDJEM experte - chercheuse - 23/05/2022 18:35:00

Par suite de la guerre en Ukraine depuis février 2022, on assiste à une brutale baisse des exportations de blé de l'Ukraine et de la Russie. Les céréales destinées au marché mondial sont bloquées sur place par les différentes mesures de boycott internationales et la destruction des installations portuaires de la mer Noire. Les conséquences se traduisent par une désorganisation du commerce mondial du blé et une forte hausse des prix de cette denrée de base et les pays importateurs cherchent de nouveaux fournisseurs.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le risque est immense d'une nouvelle crise alimentaire. Le cours du blé tendre établi sur la place financière de Chicago est de 400 euros la tonne, il était de 275 euros la tonne au 1er janvier 2022. L'indice de volatilité des prix est au plus haut.
Le Secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a mis en garde contre « un effondrement du système alimentaire mondial », en rappelant que des pays comme le Soudan et le Yémen souffraient de la faim endémique, à cause des guerres.

On estime à 1,7 milliard le nombre d'individus dans le monde, qui pourraient subir la pénurie alimentaire.
Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) qui a mis en place l'indice des prix des produits alimentaires dans les années 1990, cet indicateur est au plus haut, en mars 2022, en raison de l'inflation des prix des céréales et des huiles végétales.

Caractéristiques du commerce mondial du blé :

Le blé est la céréale la plus consommée pour la quasi-totalité de l'humanité depuis l'Antiquité.
La planète a produit, ces dernières années, environ 780 à 800 millions de tonnes par an contre 600 millions en 2000. Les échanges mondiaux portent sur 230 millions de tonnes. La Russie et l'Ukraine participent au tiers de ces échanges.

Les producteurs sont nombreux, mais rares sont ceux capables d'accompagner la hausse de la consommation en dégageant des surplus pour l'exportation. La Russie est le premier exportateur mondial, l'Ukraine, le 5ème, entre ces deux pays figurent les Etats-Unis, le Canada et la France.

Il est à noter que dès mars 2021, la Russie avait annoncé des restrictions de ventes à destination de ses partenaires de « l'Union économique eurasiatique », entrainant la panique sur les places financières. La Russie constitue des stocks en prévision d'un conflit long. Jusqu'à présent, la Russie et l'Ukraine ne sont pas que des gros exportateurs, ils ont aussi la capacité d'augmenter rapidement leur production pour suppléer les défaillances.

L'Ukraine est connue comme le véritable grenier de l'Europe avec ses terres noires fertiles de plus de 41millions d'hectares de surface agricole utile dont 7 millions d'ha en blé. Elle vend à l'extérieur 74 % de sa production de blé. Depuis 20 ans ce taux n'a cessé d'augmenter. L'Ukraine s'imposant sur des marchés mondiaux avec de nouveaux clients : pays du Maghreb et du Proche-Orient.

Avec la guerre et ses incertitudes sur l'avenir des infrastructures portuaires, proches de la mer Noire, le carburant manque pour faire fonctionner les engins agricoles. Certes les semailles de printemps ont commencé dans les régions épargnées par la guerre, vers le Sud-Ouest du pays, proche de la Roumanie mais le personnel agricole est réquisitionné par l'armée.

La Russie, depuis 2014, a considérablement augmenté sa production au nom du « réarmement agricole » afin de ne pas acheter les produits alimentaires en Europe et aux Etats Unis. De premier importateur de blé, le pays est devenu le premier exportateur en 8 ans. Trente pour cent du blé consommé dans les pays d'Afrique subsaharienne vient de l'Ukraine et de la Russie. Des pays africains en dépendent pour l'importation à plus de 50 pour cent, l'Erythrée, la Mauritanie, la Somalie et la Tanzanie à 100 %.

L'arrêt de l'exportation de l'Ukraine va également toucher les pays du Proche-Orient et de
l'Amérique latine.
Un nouveau fournisseur de blé est apparu sur le marché international des céréales, il s'agit de l'Inde qui représente près de 14 % de la production mondiale et pourrait exporter près de 10 millions de tonnes sur une production de 100 millions de tonnes. Jusqu'à présent, l'Inde était tournée exclusivement vers son marché intérieur, elle profiterait de sa récolte abondante et des difficultés d'expédition de l'Ukraine et de la Russie pour se positionner comme pays exportateur. Les Etats-Unis, grand producteur mondial avec 60 millions de tonnes et exportateur, dénoncent les subventions accordées aux agriculteurs indiens et qui entendent aussi « profiter » de la place sur le marché d'exportation en l'absence de l'Ukraine et de la Russie.

L'Iran, l'Indonésie, la Tunisie et le Nigéria se déclarent intéressés pour passer commande à
l'Inde.
Cas de l'Egypte : le pays est le premier acheteur mondial avec 12 millions de tonnes dont la moitié achetée directement par le gouvernement égyptien pour contribuer au programme de distribution de pain, le pain étant l'aliment principal. L'Egypte dépend à plus de 60 % du blé russe et à plus de 20 % du blé ukrainien. La préoccupation pour trouver d'autres fournisseurs est primordiale. Les réserves égyptiennes en blé sont estimées durer jusqu'à la fin de l'été. Les changements nécessaires vers de nouveaux fournisseurs ont pour conséquence la modification des cahiers de charges avec une baisse des critères de qualité (risque de taux plus élevé de pesticides, faible taux de protéine).

Le marché français est prospecté mais est trop cher. Toutefois l'Algérie, en raison de la guerre en Ukraine a passé commande à la France. Où acheter dorénavant est un problème qui se pose pour de nombreux pays importateurs. L'Europe occidentale est à la marge car ses capacités de production sont au maximum. L'Union européenne a adopté une dérogation temporaire pour rendre à nouveau disponible les terres mises en jachère mais l'impact semble faible.

Si le conflit s'éternise en Ukraine, quelle est l'issue pour l'approvisionnement en blé des pays importateurs dès cet automne, s'interrogent les spécialistes et les dirigeants ?

Françoise Tchoudjem

Biographie de Françoise Tchoudjem
Après des études supérieures à l'Université de Paris Sorbonne où elle obtient une maîtrise de géographie, Françoise Tchoudjem a commencé sa carrière au ministère de l'Agriculture où elle a participé à la mise en oeuvre de la politique socio-structurelle européenne d'aides en faveur des zones de montagne pour le maintien des agriculteurs dans les régions difficiles. Elle est ensuite nommée au service des relations internationales, pour piloter l'accueil et l'organisation de visites sur le terrain des délégations étrangères. Enfin, Françoise Tchoudjem a été chargée de promouvoir les postes d'attachés agricoles dans les ambassades de France.

Françoise Tchoudjem a été mise à la disposition de la Mission interministérielle des fonctionnaires internationaux (rattachée à la direction des Nations-Unies et des Organisations Internationales au ministère des Affaires étrangères) pour identifier les hauts potentiels susceptibles d'assumer des fonctions à forte responsabilité, les soutenir dans leurs démarches et favoriser leur candidature.

Membre du FERAM depuis 2011, secrétaire générale de 2014 à 2017, Françoise Tchoudjem en a pris la Présidence en 2020


10 mai 2022
Références : Le monde diplomatique