Vigilance de l'LUnesco : Itinéraire d'une antiquité volée

UNESCO - Organisation des Nations Unies pour l'Education la Science et la Culture - 27/10/2020 10:40:00


C'est l'histoire d'une stèle funéraire grecque datant du IVe siècle avant J.-C., mise en vente par une célèbre maison d'enchères en 2017. Malgré les mises en garde d'un expert concernant sa provenance douteuse et les preuves avancées, la pièce n'est pas retirée du catalogue. Il faudra plus d'un an et de nombreuses démarches pour que la stèle soit finalement restituée aux autorités grecques

En mai 2017, Sotheby's, la maison d'enchères internationale, met en ligne le catalogue d'une vente d'antiquités devant se tenir à Londres un mois plus tard. Dans un des lots se trouve la partie supérieure d'une stèle funéraire grecque en marbre ornée d'une palmette et d'une inscription fragmentaire portant le début du nom masculin grec EETI AIOI
Datée du milieu du IVe siècle avant J.-C., elle est estimée entre 60 000 et 90 000 livres sterling, et le nom de l'expéditeur n'est pas mentionné. Le catalogue de Sotheby's indique comme « provenance » de la stèle « John Hewett, Bog Farm, Kent, années 1960 » et mentionne dans une note l'origine grecque de la stèle, notamment près d'Athènes, dans la région de l'Attique.

Descentes de police chez de faux négociants
Entre 1995 et 2006, la lutte contre le trafic illicite a marqué des points grâce à plusieurs descentes de police chez les trafiquants d'antiquités Giacomo Medici, Gianfranco Becchina, Robin Symes et Christos Michaelides.

Ayant moi-même participé en tant qu'archéologue à la dernière de ces opérations de police, menée en 2006 par les autorités grecques, j'ai reconnu la stèle sur plusieurs polaroïds et images professionnelles provenant des archives confisquées chez Becchina, le célèbre négociant italien condamné pour implication dans le trafic illicite d'antiquités.

Ce fut pour moi le début de longs efforts, visant à identifier, réunir les preuves permettant de reconstituer sa véritable provenance, informer les autorités et finalement rendre possible le retour au pays de cette antiquité volée. Pour identifier les objets, oeuvrer à leur rapatriement et ouvrir de nouveaux procès contre les différents acteurs impliqués dans ce trafic, j'ai été officiellement autorisé à accéder entre autres à ces trois archives.

Le dossier de Becchina contenant les polaroïds de la stèle est consacré à ses transactions avec feu Antonio Savoca, un trafiquant d'antiquités gréco-italien connu. Sur les polaroïds de ce dernier, on voit la stèle non nettoyée, encore couverte d'incrustations de terre, avec des cassures récentes encore visibles sur sa surface de marbre. Plusieurs polaroïds la montrent traitée sans précaution, apparaissant de face dans un entrepôt rempli d'autres antiquités non nettoyées, en partie calée contre une fenêtre et plusieurs tuyaux métalliques.

Masquer la véritable provenance
Mais les archives de Becchina contiennent également des documents permettant de mieux comprendre la véritable provenance de la stèle. Il l'a eue en sa possession depuis au moins 1978 jusqu'en 1990, date à laquelle sa propriété semble être partagée entre Becchina et le marchand et collectionneur suisse George Ortiz. Aucune mention de Becchina, Savoca ou Ortiz n'apparaît pourtant dans la section « provenance » du catalogue Sotheby's de 2017. Rien ne prouve non plus qu'elle ait été possédée par ce « John Hewett, Bog Farm », surtout dans les « années 1960 », ou que Savoca ait été en relation avec celui-ci, pour quelque antiquité que ce soit.

Le 8 juin 2017, ayant identifié la stèle, j'ai contacté Interpol, l'unité spécialisée de Scotland Yard et la brigade des oeuvres d'art de la police grecque, leur fournissant toutes les preuves photographiques et documentaires nécessaires. La police britannique m'a répondu qu'il n'y avait pas de motifs suffisants pour saisir l'objet en vue d'une enquête criminelle et que Sotheby's avait fermement réfuté l'allégation. Quant au service concerné au sein de la police grecque, il m'a informé qu'il avait transmis l'affaire au ministère de la Culture, qui ne m'a jamais contacté.

Dans les jours précédant la vente aux enchères, l'affaire, étayée de toutes ses preuves, a été postée sur le site web de l'Association européenne des archéologues(link is external) par Marianne Mödlinger, du Comité sur le trafic illicite de biens culturels. Les archéologues David Gill (Looting Matters(link is external)) et Neil Brodie (Market of Mass Destruction(link is external)) en ont également parlé dans leurs blogs.

Le jour de la vente (le 12 juin), j'ai appris par le journaliste free-lance Howard Swains, qui s'y trouvait, que la stèle avait apparemment été « vendue » pour 48 000 livres sterling à un enchérisseur absent. Pourtant, quand Sotheby's annonça les résultats, la stèle ne figurait pas parmi les objets vendus.

Le 6 juillet, la revue en ligne VICE publiait dans son édition grecque les détails de l'affaire, ainsi que cette déclaration de Sotheby's, datée du 23 juin 2017 : « Attendu que nous avons fait preuve de la diligence requise avant la vente et que sa provenance connue était antérieure à l'époque où elle aurait été en possession de Becchina, nous avons choisi de ne pas retirer la colonne funéraire de la vente [...]. En l'occurrence, les photos que M. Tsirogiannis [moi-même] a publiées montrent la colonne montée sur un support. Par conséquent, ajouté au fait que notre provenance était antérieure à la date de ces photos, nous ne considérons pas qu'elles puissent justifier une remise en question du titre incontestable de notre expéditeur. »

Un « geste volontaire de bonne volonté »
La réponse de Sotheby's ignorait à la fois le mauvais état de l'objet, attesté par les polaroïds, et l'implication de Savoca, Becchina et Ortiz dans sa provenance, même après publication des preuves.

Le 7 mai 2018, près de onze mois après la vente aux enchères, The Times publiait un article(link is external) sur mes recherches. Il évoquait aussi l'affaire de la stèle, ajoutant : « Sotheby's a déclaré avoir appris récemment que la provenance qui lui avait été fournie en 2008 était fausse. Elle a indiqué qu'en collaboration avec l'unité oeuvres d'art et objets antiques [sic] de la Police métropolitaine de Londres, "dans un geste volontaire de bonne volonté, toutes les parties concernées ont accepté de transférer la stèle aux autorités grecques". »

Aucune autre information n'a filtré sur la découverte par les responsables de Sotheby's de la fausse provenance (ils continuent de protéger l'identité du propriétaire final), ni la raison pour laquelle elle ne s'est produite que « récemment », malgré « des recherches approfondies » qui les avaient « convaincus » qu'« il n'y avait pas d'obstacle » à sa vente. Bien entendu, le « geste volontaire de bonne volonté » sert à camoufler le fait qu'ils ont été contraints de restituer une antiquité après démonstration de son origine illicite.

Le 27 juin 2018, à la demande d'un procureur grec, j'ai témoigné dans cette affaire au consulat grec de Londres pour favoriser la procédure judiciaire en cours. Le lendemain, l'unité oeuvres d'art et antiquités de Scotland Yard m'a informé par téléphone que la stèle était toujours à Londres, en attente de son rapatriement en Grèce. Le ministère grec de la Culture a annoncé le rapatriement de la stèle le 8 septembre 2018. Elle se trouve actuellement au Musée épigraphique d'Athènes.

L'affaire s'est finalement bien terminée, mais elle met en lumière l'implication de membres parmi les plus « réputés » du marché des antiquités et souligne la nécessité d'actualiser la législation dans les pays dits « de marché ». À l'avenir, il faut que les différentes autorités concernées puissent agir de façon plus coordonnée et plus rapide afin d'éviter que la prochaine stèle volée ne mette autant de temps à retrouver son pays d'origine.

Christos Tsirogiannis
Archéologue et expert judiciaire, professeur associé à l'Institut d'études supérieures de l'Université d'Aarhus (Danemark). Il a cosigné l'ouvrage Trafficking Culture: New Directions in Researching the Global Market in Illicit Antiquities en 2019