Arrêt Kavala contre Turquie : La Cour Européenne des Droits de l'Homme demande la libération immédiate d'Osman Kavala

CEDH - Cour Européenne des Droits de l'Homme - 10/12/2019 17:26:26


Dans l'affaire Kavala c. Turquie, la Cour a conclu à la violations du droit à la liberté et à la sûreté et de l'article 18 (limitation de l'usage des restrictions aux droits). Pour la Cour, les mesures prises contre le requérant ont pour objectif de le réduire au silence et avec lui tous les défenseurs des droits de l'homme ; elle demande la libération immédiate du requérant. Mehmet Osman Kavala est un homme d'affaires ayant contribué à la création de nombreuses ONG et initiatives de la société civile pour les droits de l'homme, la culture, les études sociales, la réconciliation historique et la protection de l'environnement.

Soupçonné de tentative de renversement du Gouvernement et de l'ordre constitutionnel par la force et la violence, le requérant a été arrêté en octobre 2017. Les chefs d'accusation retenus contre lui sont liés aux événements de Gezi et à la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016.

Communiqué de presse CEDH 429 (2019) 10.12.2019

Constatant violation des articles 5 et 18 de la Convention, la Cour demande la libération immédiate de M. Kavala, un homme d'affaires défenseur des droits de l'homme, détenu en prison

Dans son arrêt de chambre1, rendu ce jour dans l'affaire Kavala c. Turquie (requête n o 28749/18), la Cour européenne des droits de l'homme dit :

à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l'homme, et violation de l'article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention) de la Convention ;

par six voix contre une, violation de l'article 18 (limitation de l'usage des restrictions aux droits) combiné avec l'article 5 § 1, et que l'Etat défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.

Dans cette affaire, M. Kavala, un homme d'affaires ayant contribué à la création de nombreuses organisations non-gouvernementales qui oeuvrent à la promotion ou à la protection des droits de l'homme, dénonçait le caractère injustifié de son arrestation et de sa détention provisoire.

La Cour observe que M. Kavala a été placé en détention provisoire au motif qu'il existait de « forts soupçons» qu'il ait commis deux infractions : tentative de renversement du Gouvernement et de l'ordre constitutionnel par la force et la violence. Pour la Cour, les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la privation de liberté de l'intéressé était justifiée par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés. La Cour relève de surcroît que cette mesure était essentiellement fondée non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des actes manifestement liés à l'exercice des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention et que ces actes étaient non violents. En l'absence de faits, informations ou preuves démontrant qu'il se livrait à une activité délictuelle, M. Kavala ne pouvait être raisonnablement soupçonné d'avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence.

En ce qui concerne la durée globale du contrôle de légalité du recours individuel de M. Kavala par la Cour constitutionnelle turque et aux enjeux en cause, la Cour conclut que la procédure dans le cadre de laquelle la Cour constitutionnelle a statué sur la régularité de la détention de M. Kavala ne peut passer pour compatible avec l'exigence de « célérité » prévue à l'article 5 § 4.

La Cour constate enfin qu'au regard des éléments du dossier, il est établi au-delà de doute raisonnable que les mesures dénoncées en l'espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l'article 18, à savoir réduire M. Kavala au silence et avec lui tous les défenseurs des droits de l'homme.

En conséquence, eu égard aux circonstances particulières de l'affaire et aux motifs sur lesquels sont fondés ses constats de violation, la Cour estime que le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.

Principaux faits

Le requérant, M. Mehmet Osman Kavala, est un ressortissant turc, né en 1957 et résidant à Istanbul (Turquie). Il est actuellement détenu, doublement soupçonné par les autorités de tentative de renversement du Gouvernement et de l'ordre constitutionnel. M. Kavala est un homme d'affaires ayant contribué à la création de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) et initiatives de la société civile pour les droits de l'homme, la culture, les études sociales, la réconciliation historique et la protection de l'environnement.

M. Kavala fut arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017, soupçonné de tentative de renversement du Gouvernement et de l'ordre constitutionnel par la force et la violence, les chefs d'accusation retenus contre lui étant liés aux événements de Gezi et à la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016. En mai 2013, à la suite du démarrage des travaux de démolition du parc de Gezi - un espace vert du centre d'Istanbul -, des militants écologistes et des riverains investirent le lieu. Le 31 mai 2013, les forces de police intervinrent violemment. Les événements prirent de l'ampleur en juin et juillet 2013 et se propagèrent à de nombreuses villes de Turquie. Quatre civils et deux policiers furent tués, des milliers de personnes blessées.

Par ailleurs, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d'Etat militaire afin de renverser le Parlement, le Gouvernement et le Président de la République. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 blessées. Les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant aux Etats-Unis, considéré comme étant le chef présumé d'une organisation désignée par les autorités turques « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste güleniste / Structure d'Etat parallèle »).

Le 21 juillet 2016, le Gouvernement déclara l'état d'urgence pour une période de trois mois, période qui fut ensuite prolongée de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres sous la présidence du Président de la République. Les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du Conseil de l'Europe une dérogation à la Convention au titre de l'article 15.

Le 31 octobre 2017, assisté de ses avocats, M. Kavala fut interrogé par des policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d'Istanbul. Le 1 er novembre 2017, le parquet demanda la mise en détention provisoire de M. Kavala pour « tentative de renversement de l'ordre constitutionnel par la force et la violence » (code pénal (CP), article 309) et pour « tentative de renversement du Gouvernement ou d'entrave, par la force et la violence, à l'exercice par les autorités de leurs fonctions » (CP, article 312). Pour justifier les soupçons relatifs aux événements de Gezi, le parquet allégua que M. Kavala avait organisé et dirigé des manifestations qui avaient été en réalité une insurrection à laquelle toutes les organisations terroristes avaient participé activement et dont le but était de renverser le Gouvernement. Le 8 novembre 2017, M. Kavala forma opposition contre l'ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Le 13 novembre 2017, le 2 e juge de paix d'Istanbul écarta l'opposition, au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi.

Entre les mois de novembre 2017 et d'août 2018, M. Kavala présenta plusieurs demandes de libération provisoire. Toutes ces demandes furent rejetées. Par ailleurs, à maintes reprises, des juges de paix compétents examinèrent d'office la question du maintien en détention et ordonnèrent la prolongation de la mesure.

Le 19 février 2019, le parquet d'Istanbul déposa un acte d'accusation contre M. Kavala ainsi que quinze autres suspects, leur reprochant principalement d'avoir tenté de renverser le Gouvernement par la force et par la violence, au sens de l'article 312 du CP et d'avoir commis de nombreuses atteintes à l'ordre public.

Entre temps, le 29 décembre 2017, M. Kavala saisit la Cour constitutionnelle (CCT) d'un recours individuel. Le 28 juin 2019, la CCT publia son arrêt dans lequel elle concluait par dix voix contre cinq à l'absence de violation de l'article 19 de la Constitution. Dans son arrêt, elle déclara recevable le grief soulevé par M. Kavala concernant la régularité et la légalité de sa mise en détention provisoire, mais conclut à l'absence de violation de l'article 19 de la Constitution. Elle rejeta le grief tiré de l'absence d'audience lors de l'examen de ses demandes de remise en liberté. La CCT admit que la considération qu'il existait des éléments factuels démontrant l'existence de forts soupçons quant à la responsabilité et la commission des actes de violence perpétrés lors des événements de Gezi dont l'objectif ultime était le renversement du Gouvernement, n'était ni arbitraire ni dénuée de fondement. Quant au grief tiré de l'absence d'audience lors de l'examen des demandes de remise en liberté, la CCT constata qu'au cours de la période comprise entre le 1 er novembre 2017 et le 30 avril 2019, l'intéressé n'avait pas comparu devant les juges appelés à se prononcer sur son maintien en détention provisoire. Considérant que l'intéressé avait eu la possibilité de former un recours indemnitaire, elle déclara ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours ordinaires.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Devant la Cour, invoquant l'article 5 §§ 1 et 3 (droit à la liberté et à la sûreté), le requérant se plaignait de sa mise et de son maintien en détention provisoire, qu'il estimait arbitraire. Il alléguait qu'il n'existait aucun élément de preuve quant à l'existence de raisons plausibles de le soupçonner d'avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il soutenait que les juridictions internes n'avaient pas suffisamment motivé leurs décisions de mise et de maintien en détention provisoire. Invoquant l'article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention), il estimait que la Cour constitutionnelle n'avait pas respecté l'exigence de « bref délai » dans le cadre du recours qu'il avait introduit devant elle à l'effet de contester la légalité de sa détention provisoire. Invoquant l'article 18 (limitation de l'usage des restrictions aux droits), il affirmait que ses droits découlant de la Convention avaient été restreints dans des buts autres que ceux que prévus. Il soutenait en particulier que sa détention avait eu pour but de le punir en tant que critique du gouvernement, de le réduire au silence en tant que militant d'ONG et défenseur des droits de l'homme, de dissuader les autres de se livrer à de telles activités et de paralyser la société civile du pays.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme le 8 juin 2018.

L'arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :

Robert Spano (Islande), président,
Marko Bosnjak (Slovénie),
Julia Laffranque (Estonie),
Valeriu Gritco (République de Moldova),
Egidijus Kuris (Lituanie),
Arnfinn Bårdsen (Norvège),
Saadet Yüksel (Turquie),

ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section.

Décision de la Cour

Article 5 §§ 1 et 3

La Cour rappelle que l'article 5 §§ 1 c) n'autorise le placement d'une personne en détention que dans le cadre d'une procédure pénale, en vue de la traduire devant l'autorité judiciaire compétente et lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner que la personne a commis une infraction. Le terme « plausible » désigne le seuil que doit atteindre le soupçon pour convaincre l'observateur objectif de la vraisemblance des accusations. Il convient alors de se demander si la privation de liberté se fondait sur des éléments objectifs suffisants ; et les faits invoqués doivent raisonnablement passer pour relever de l'une des sections du CP traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou les faits retenus ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits.

La Cour observe que le requérant a été placé en détention provisoire au motif qu'il existait de « forts soupçons » qu'il ait commis deux infractions différentes : tentative du renversement du Gouvernement et tentative de renversement de l'ordre constitutionnel, au moyen de la force et de la violence.

La Cour rappelle que pour rechercher l'existence ou non d'un soupçon raisonnable propre à justifier l'arrestation et la détention du requérant, le point de départ de son analyse doit être les décisions relatives à la mise et au maintien en détention adoptées par les juridictions nationales. En outre, la Cour constitutionnelle ayant apprécié la légalité de la détention provisoire, elle doit rechercher si le raisonnement développé par la haute juridiction, qui a également pris en compte l'acte d'accusation, a démontré de manière adéquate qu'il existait un soupçon raisonnable à l'appui de la détention provisoire du requérant au moment où les juridictions nationales ont ordonné cette mesure.

Le requérant était soupçonné d'être l'instigateur et le leader des événements de Gezi, qui, selon le parquet, visaient à renverser le Gouvernement. Il convient cependant d'observer qu'au cours de son audition pendant sa garde à vue, le requérant ne fut à aucun moment interrogé sur son éventuelle implication dans la commission des actes violents constatés lors de ces événements. Par ailleurs, il n'y a pas dans le dossier, le moindre indice donnant à penser que l'intéressé aurait eu recours à la force ou à la violence, aurait organisé ou dirigé les actes violents dont il était question ou aurait soutenu de tels agissements criminels. Bien qu'elle fasse référence à des « preuves concrètes », la décision de placement en détention du requérant rendue par le juge de paix le 1 er novembre 2017 ne contient aucun élément de nature à convaincre un observateur objectif de l'existence de soupçons plausibles de participation ou d'appui à ces actes violents. Aucune des décisions subséquentes de maintien en détention du requérant ne fait non plus référence à de tels éléments de preuve matériels. Aux yeux de la Cour et en l'espèce, cette circonstance revêt une importance capitale, dans la mesure où l'un des éléments matériels constituant l'infraction reprochée - relevant de l'article 312 du CP - était l'emploi de la « force » ou de la « violence » pour renverser le Gouvernement. La Cour observe également que dans l'acte d'accusation, le parquet a présenté ces événements comme le résultat des agissements d'un groupe de personnes influentes dans la société civile, ayant opéré dans l'ombre. Ce groupe aurait constitué une structure dirigée en Turquie par le requérant, lequel aurait eu l'appui d'acteurs étrangers. La Cour relève cependant que les faits reprochés au requérant constituaient soit des activités légales, soit des actes isolés n'ayant aucun lien les uns avec les autres, soit des actes manifestement liés à l'exercice des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention ; et, en tout état de cause, il s'agissait d'actes non violents.

La Cour conclut qu'en l'absence de faits, informations ou preuves démontrant que le requérant se livrait à une activité délictuelle, celui-ci ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné d'avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement. En particulier, les faits invoqués ne 5 suffisent pas à faire croire que le requérant avait cherché par la force et la violence à organiser et financer une insurrection contre le Gouvernement.

En ce qui concerne les accusations relatives à la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, la Cour observe que ces accusations reposaient principalement sur l'existence de « contacts intenses » entre le requérant et un certain H.J.B., visé par une instruction pénale pour participation à l'organisation d'une tentative de coup d'Etat. Or, pour la Cour, les éléments du dossier sont trop légers pour justifier le soupçon en question.

En conclusion, la Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées ne permettent pas de conclure à l'existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Qui plus est, il n'a pas été démontré que les éléments de preuve versés au dossier après l'arrestation du requérant et pendant la période durant laquelle sa détention a été prolongée dans le cadre de la présente affaire s'analysent en des faits ou informations de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise et le maintien en détention. La Cour conclut dès lors que les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention de l'intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes reprochés.

Quant à l'article 15 de la Convention, la Cour rappelle avoir conclu que les pièces qui lui avaient été présentées ne permettaient pas de conclure à l'existence de soupçons plausibles. Il en résulte que les soupçons pesant sur l'intéressé n'ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu'imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur un simple soupçon. Par conséquent, les mesures dénoncées en l'espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation.

La Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 à raison de l'absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d'avoir commis une infraction.

Article 5 § 4

Le 29 décembre 2017, M. Kavala a saisi la Cour constitutionnelle d'un recours individuel. Un an, quatre mois et vingt-quatre jours - dont dix mois et cinq jours depuis la levée de l'état d'urgence - se sont écoulés entre l'introduction du recours devant la CCT et la date de publication du résultat de ses délibérations. Il convient également de tenir compte du laps de temps qui s'est écoulé jusqu'à la date de publication de l'arrêt définitif. En effet, selon la jurisprudence établie de la Cour, le « délai » au sens de l'article 5 § 4 de la Convention commence avec la présentation du recours au tribunal et s'achève le jour de la communication de la décision au requérant ou à son conseil. Par conséquent, la période à prendre en considération est d'un an, cinq mois et vingt-neuf jours.

La Cour peut admettre qu'en l'espèce, les questions dont la CCT a été saisie étaient complexes. Cependant, rien dans les éléments dont elle dispose ne permet de dire que le requérant ou son conseil ont contribué à l'allongement de la durée du contrôle juridictionnel de la mesure en question. De plus, à la suite de l'introduction par le requérant de son recours, la CCT est restée inactive pendant environ dix mois, et ce, malgré la demande de traitement prioritaire que l'intéressé avait formulée. La lenteur procédurale constatée en l'espèce est donc imputable aux autorités.

La Cour a estimé dans les affaires Mehmet Hasan Altan et Sahin Alpay (20 mars 2018) et l'affaire Akgün (2 avril 2019), qu'elle pouvait tolérer que le contrôle devant la CCT prenne plus de temps qu'à l'ordinaire. En dépit de la longueur manifeste des délais, la Cour avait conclu dans ces affaires que l'exigence de célérité énoncée à l'article 5 § 4 avait été satisfaite. En effet, dans ses arrêts précédents qui concernaient l'exigence de « bref délai », elle a tenu compte de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l'état d'urgence et a considéré qu'il s'agissait d'une situation exceptionnelle. Elle avait néanmoins précisé que cette conclusion ne signifiait pas que la CCT avait carte blanche pour des griefs similaires soulevés sous l'angle de l'article 5 § 4. En l'espèce, il suffit donc à la Cour de constater que la durée d'examen du recours du requérant par la CCT a dépassé la durée déjà longue de toutes les affaires précitées.

La Cour rappelle que, dès lors que la liberté d'un individu est en jeu, elle applique des critères très stricts pour déterminer si l'Etat a statué à bref délai sur la régularité de la détention. Cela vaut d'autant plus lorsque le requérant est maintenu en détention provisoire sans pouvoir comparaître devant un juge pendant plus d'un an et sept mois et que toutes ses demandes de remise en liberté ont été rejetées pour les mêmes motifs stéréotypés. De plus, la restriction d'examen du dossier d'instruction est demeurée en vigueur jusqu'à l'adoption de l'acte d'accusation, le 4 mars 2019.

Par conséquent, la Cour considère que la CCT, qui joue un rôle primordial au plan national aux fins de la protection du droit à la liberté et à la sûreté, n'a pas dûment tenu compte de l'importance de ce droit en question. Le requérant a été arrêté le 18 octobre 2017, l'acte d'accusation concernant une partie des charges pesant contre lui n'a été déposé que le 19 février 2019. Il en découle que pendant les seize mois qui ont suivi sa détention, le requérant a été détenu sans avoir été inculpé par le parquet. Ainsi que l'a souligné la Commissaire aux droits de l'homme, la prolongation de la détention du requérant pouvait ainsi avoir un effet dissuasif sur les ONG dont les activités portaient sur des questions d'intérêt public. Dans le cas d'espèce, un contrôle juridictionnel rapide de cette mesure par la CCT aurait pu dissiper les doutes éventuels quant à la nécessité de recourir à la mise en détention du requérant ou de prolonger la mesure pendant si longtemps.

En ce qui concerne la dérogation de la Turquie, la Cour observe que l'état d'urgence a été levé le 18 juillet 2018, et que plus de onze mois se sont écoulés avant que la CCT ne rende son arrêt.

Eu égard à la durée globale du contrôle de légalité du recours individuel par la CCT et aux enjeux pour le requérant, la Cour conclut que la procédure dans le cadre de laquelle la CCT a statué sur la régularité de la détention du requérant ne peut passer pour compatible avec l'exigence de « célérité » prévue à l'article 5 § 4.

Il y a donc eu violation de l'article 5 § 4.

Article 18

La Cour rappelle sa conclusion selon laquelle les mesures prises contre le requérant n'étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais étaient essentiellement fondées sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne mais aussi sur des faits liés en grande partie à l'exercice de ses droits protégés par la Convention.

La Cour observe que le but apparent des mesures prises contre le requérant était d'enquêter sur les événements de Gezi et sur la tentative de coup d'État et d'établir si le requérant avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces deux événements ont occasionnés, il est parfaitement légitime d'instruire ces incidents. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d'État a entraîné la proclamation de l'état d'urgence dans tout le pays.

Cependant, il semble que, dès le début, les autorités d'enquête ne se soient pas intéressées principalement à l'implication présumée du requérant dans les troubles publics survenus lors des événements de Gezi. En effet, lors de son interrogatoire, le requérant s'est vu poser de nombreuses questions n'ayant à première vue aucun lien avec ces événements. De même, certaines questions posées portaient sur ses rencontres avec les représentants de pays étrangers, ses conversations téléphoniques avec des universitaires, des journalistes, des représentants d'ONG ou encore sur la visite d'une délégation de l'EU Turkey Civic Commission. Le Gouvernement n'a présenté aucun commentaire sur la pertinence de ces éléments aux fins de l'évaluation de la « plausibilité » des soupçons en l'espèce.

La Cour observe également que l'acte d'accusation est loin de combler la lacune décrite ci-dessus. Ce long document de 657 pages ne contient pas d'exposé succinct des faits. Il ne précise pas non plus clairement les faits ou agissements criminels sur lesquels se fonde la responsabilité pénale du 7 requérant dans les événements de Gezi. En effet, rien dans le dossier n'indique que les autorités de poursuite pénale aient disposé d'informations objectives permettant de soupçonner de bonne foi le requérant au moment des événements de Gezi. En particulier, les documents de l'accusation font référence à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l'exercice d'un droit garanti par la Convention et en coopération avec les organes du Conseil de l'Europe ou les institutions internationales. Ces documents font également référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d'un défenseur des droits de l'homme et d'un responsable d'ONG, comme le fait de mener une campagne pour l'interdiction de la vente de gaz lacrymogène à la Turquie ou de soutenir les recours individuels.

Par ailleurs, le requérant a été arrêté plus de quatre ans après les événements de Gezi et plus d'un an après la tentative de coup d'Etat, pour des chefs d'accusation liés à ces événements. La Cour tient pour un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l'angle de l'article 18, le fait que de nombreuses années se soient écoulées entre les événements à l'origine de la mise en détention du requérant et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention. Le Gouvernement n'a avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps. Il importe également de noter que cette inculpation intervint postérieurement aux deux discours prononcés par le Président de la république en novembre et décembre 2018 dans lesquels le nom du requérant était cité. Pour la Cour, l'on ne peut que constater une corrélation entre, d'une part, les accusations prononcées publiquement contre le requérant lors de deux discours publics, et, d'autre part, la formulation des chefs d'accusation dans l'acte d'accusation déposé environ trois mois après les discours en question. Ces éléments pourraient corroborer l'argument du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur des droits de l'homme. Le fait aussi que dans l'acte d'accusation le parquet ait fait référence aux activités des ONG et à leur financement par des moyens légaux, sans pour autant indiquer en quoi cela était pertinent par rapport aux accusations, est de nature à étayer cet argument. La Cour est également consciente des préoccupations de la Commissaire aux droits de l'homme et des tiers intervenants qui estiment que la détention du requérant s'inscrit dans une campagne plus vaste de répression des défenseurs des droits de l'homme en Turquie.

La Cour juge par conséquent qu'il est établi au-delà de doute raisonnable que les mesures dénoncées en l'espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l'article 18, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, elle considère que les mesures en cause étaient susceptibles d'avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l'homme. Elle conclut que la restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente en raison d'un soupçon raisonnable qu'il ait commis une infraction, conformément à l'article 5 § 1 c).

La Cour conclut donc qu'il y a eu violation de l'article 18 combiné avec l'article 5 § 1

Satisfaction équitable (Article 41) et force obligatoire et exécution des arrêts (Article 46)

Aucune demande de satisfaction équitable n'a été formulée au stade de la communication dans le cadre de la procédure devant la chambre depuis 2018. Par conséquent, la Cour n'octroie au requérant aucune somme à ce titre.

Eu égard aux circonstances particulières de l'affaire et aux motifs sur lesquels sont fondés ses constats de violation, la Cour estime que le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate.
Opinions séparées

Les juges Bosnjak et Yüksel ont exprimé des opinions séparées dont le texte se trouve joint à l'arrêt.

L'arrêt n'existe qu'en français.

Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour s'abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s'inscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHRpress.


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La Cour européenne des droits de l'homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l'Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950.


1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n'est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l'affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l'affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l'arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet. Dès qu'un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe qui en surveille l'exécution. Des renseignements supplémentaires sur le processus d'exécution sont consultables à l'adresse suivante : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.