Examen du renvoi en Afghanistan d'un ressortissant converti au catholicisme

CEDH - Cour Européenne des Droits de l'Homme - 08/11/2019 13:17:22


AFFAIRE A.A. c. SUISSE
ARRÊT
STRASBOURG
5 novembre 2019

Art 3 - Expulsion - Renvoi d'un ressortissant afghan d'ethnie hazara converti de l'islam au christianisme vers son pays d'origine - Risque de persécution et de peine de mort - Absence d'examen ex nunc suffisamment sérieux des conséquences de la conversion

Résumé - Source Gazette du Palais

Le requérant est un ressortissant afghan qui introduisit une demande d'asile et fit valoir qu'il avait quitté l'Afghanistan en raison de la situation d'insécurité régnant dans ce pays et de sa conversion de l'islam au christianisme. Le Secrétariat d'État aux migrations (SEM) rejeta cette demande, relevant que les motifs d'asile invoqués n'étaient pas crédibles. Le tribunal administratif fédéral confirma la décision du SEM quant à la crédibilité des motifs d'asile, mais estima que la conversion du requérant en Suisse était authentique. Il considéra que le requérant ne serait pas exposé à un préjudice grave dû à sa conversion en Afghanistan et prononça son renvoi vers ce pays. Il retint par ailleurs que, si le requérant ne pouvait pas être renvoyé vers sa région d'origine, une possibilité de refuge interne existait à Kaboul, où vivaient ses oncles et ses cousins. Sa conversion au christianisme, survenue en Suisse, n'était pas déterminante, étant donné qu'elle n'était pas connue de ses proches à Kaboul. Toutefois, le juge de permanence décida faire application de l'article 39 du règlement de la Cour et demanda au gouvernement suisse de ne pas expulser le requérant vers l'Afghanistan pendant la durée de la procédure devant la CEDH.

Le requérant allègue que son renvoi vers l'Afghanistan emporterait violation de l'article 3.

La Cour est d'avis que, à la lumière des informations dont elle dispose, il n'y a pas lieu de remettre en cause son appréciation, réitérée à plusieurs reprises, selon laquelle la situation générale de violence en Afghanistan n'est pas à elle seule de nature à empêcher tout renvoi vers ce pays. Elle s'attachera donc à vérifier si la situation personnelle du requérant est telle que son renvoi en Afghanistan serait contraire à l'article 3 de la Convention.

En l'espèce, il ressort du dossier que le requérant a été interrogé par le SEM à trois reprises et qu'il a, à chaque fois, mentionné s'être converti au christianisme. A cet égard, l'autorité lui a en particulier posé des questions sur ses premiers contacts avec cette religion, l'enseignement qu'il en avait tiré ainsi que la manière dont il avait vécu ses croyances en Afghanistan, arrivant toutefois à la conclusion que les allégations du requérant n'étaient pas crédibles. Le tribunal administratif fédéral a, quant à lui, retenu qu'il ne pouvait être exclu que le requérant s'était intéressé au christianisme dans son pays d'origine, mais qu'il fallait plutôt retenir que la conversion avait eu lieu en Suisse. Il est indéniable que le requérant dispose d'un certain nombre de connaissances sur le christianisme, de telle sorte que, à la différence du SEM, le tribunal dit qu'il n'entend pas mettre en doute l'authenticité de la conversion du requérant. La Cour n'aperçoit pas de raison de s'écarter de cette appréciation. Elle se rallie également aux conclusions des autorités internes s'agissant des faits survenus en Afghanistan, dans la mesure où elle n'est pas convaincue par l'argument du requérant selon lequel il était déjà converti avant sa fuite et avait été recherché en raison de son prosélytisme.

Les autorités suisses se sont donc trouvées confrontées à une conversion sur place. Elles ont, conformément à la jurisprudence de la Cour, dû vérifier si la conversion du requérant était sincère et avait atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d'importance avant de rechercher si le requérant serait exposé au risque de subir un traitement contraire à l'article 3 de la Convention en cas de retour en Afghanistan.

La Cour relève qu'il ressort des informations sur la situation en Afghanistan que les Afghans convertis au christianisme, ou soupçonnés de l'être, sont exposés sur place à un risque de persécution émanant de divers groupes. Ces persécutions peuvent également prendre une forme étatique et conduire à une condamnation à la peine de mort, laquelle est encore appliquée en Afghanistan.

Le dossier ne contient aucun élément indiquant que le requérant aurait été interrogé au sujet de la manière dont il vivait sa foi en Suisse depuis son baptême et pourrait continuer à la vivre en Afghanistan, en particulier à Kaboul, où il n'a jamais vécu et conteste pouvoir se reconstruire un avenir. Or, arrivant à une conclusion différente que le SEM sur la question de la conversion, le tribunal administratif fédéral se devait d'instruire la cause sur ces points, par exemple par le biais d'un renvoi à l'autorité de première instance ou en soumettant au requérant une liste de questions notamment sur sa façon d'exprimer sa foi depuis son baptême en Suisse et sur son intention de l'exercer en Afghanistan.

Pour la Cour, l'explication du tribunal administratif fédéral selon laquelle le renvoi du requérant à Kaboul ne serait pas problématique parce qu'il avait partagé ses croyances seulement avec ses proches les plus intimes, implique que, bien que le tribunal ait admis la sincérité de la conversion du requérant, celui-ci serait à son retour contraint de modifier son comportement social de manière à cantonner sa nouvelle foi dans le domaine strictement privé. Il ressort clairement des sources consultées qu'un apostat n'est pas libre d'exprimer ouvertement ses croyances en Afghanistan. L'intéressé serait contraint de vivre dans le mensonge et pourrait se voir forcé de renoncer à tout contact avec d'autres personnes de sa confession par crainte d'être découvert. Le tribunal administratif fédéral suisse, dans un jugement de référence publié quelques mois seulement après l'arrêt rendu dans la présente affaire, a d'ailleurs lui-même concédé que la dissimulation et la négation quotidiennes de convictions intimes dans le contexte de la société afghane conservatrice pouvaient, dans certains cas, être qualifiées de pression psychique insupportable. Cela étant, le tribunal ne pouvait, sans préalablement chercher à savoir comment le requérant allait pratiquer sa nouvelle religion en Afghanistan, exiger de lui qu'il se contente de cacher ses croyances à Kaboul, étant souligné encore une fois que ses oncles censés l'accueillir ne seraient pas au courant de son apostasie.

S'ajoute à ce qui précède que le requérant, vraisemblablement encore mineur à son départ d'Afghanistan, fait partie de la communauté hazara, une communauté qui continue à faire face à un certain degré de discrimination, malgré les efforts du gouvernement afghan.
Même si le requérant ne s'est pas spécifiquement prévalu de son origine ethnique à l'appui de sa demande d'asile, et que cet élément n'est pas déterminant pour l'issue de la cause, la Cour ne saurait complètement ignorer ce fait en rien commenté dans les décisions internes.

Enfin, même si les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier les faits et la crédibilité des requérants, la comparaison avec la situation dans le centre de l'Irak faite par le tribunal administratif fédéral paraît d'autant plus problématique qu'elle n'est pas étayée par des rapports internationaux se prononçant sur la situation en Afghanistan des personnes converties au christianisme.
La Cour conclut que, tout en admettant que le requérant, d'ethnie hazara, s'est converti en Suisse de l'islam au christianisme et qu'il est dès lors susceptible d'appartenir à un groupe de personnes qui, pour diverses raisons, peuvent être exposées à un risque de subir un traitement contraire à l'article 3 de la Convention en cas de retour en Afghanistan, le tribunal administratif fédéral ne s'est pas livré à un examen ex nunc suffisamment sérieux des conséquences de sa conversion.

Il s'ensuit qu'il y aurait violation de l'article 3 de la Convention, si le requérant était renvoyé en Afghanistan.

Source: Arrêt - CEDH, 5 nov. 2019, n° 32218/17, A.A. c/ Suisse