Réalité et problèmes posés par la «prime à la beauté» et autres formes de stéréotypes au travail

ILO - International Labour Organization - 15/01/2019 16:35:00

Par John Antonakis, Professeur de comportement organisationnel, université de Lausanne
On dit que «voir, c'est croire» mais c'est faux. La vérité, c'est: «Je le verrai quand j'y croirai».

En tant que psychologue chercheur, j'ai mené des dizaines d'expériences et passé des années à explorer les préjugés inconscients ou implicites et leurs conséquences. J'analyse des facteurs tels que l'apparence, l'appartenance ethnique, l'âge et le sexe, pour voir leur influence sur les décisions d'embauche, de promotion ou de salaire dans le monde du travail.

En résumé, tous ces facteurs ont une incidence, même s'ils ne jouent pas de véritable rôle dans le comportement de la personne évaluée. Nos croyances orientent notre perception des faits. Elles ne devraient pas, ce n'est pas juste, mais elles le font. La soi-disant «prime à la beauté» est réelle, tout comme une multitude d'autres préjugés.

Prendre les décisions de cette manière n'a rien d'anormal. L'évolution nous a façonnés à déduire, à combler nos lacunes. Ce bruissement dans l'herbe, est-ce le vent ou un serpent? Supposition, déduction et prudence dans la prise de décisions. C'est ainsi que nous survivons.

Mais recourir aux déductions ou aux stéréotypes pour orienter nos décisions de recrutement n'est pas efficace: nous risquons en effet de passer à côté du bon candidat et de sélectionner un candidat «séduisant» mais mauvais.

Le fait est que nous sommes prompts à jauger les gens - sur leur âge, leur sexe, leur apparence, et même sur leur taille. Nous remplissons les cases et nous évaluons les individus de manière uniforme et stéréotypée. Le problème est qu'une fois la décision prise nous essayons de la justifier parce que nous refusons d'admettre que nous avons eu tort.

J'ai pris connaissance d'une étude dans laquelle on a demandé aux gens de voter sur la base de photos, censées montrer des candidats à une charge publique. Après coup, on a donné aux votants des informations sur les «candidats» (par exemple, leurs préférences politiques, leurs valeurs, etc.) et on leur a demandé de voter à nouveau. Bien que disposant alors d'informations pertinentes, les votants n'ont guère changé d'opinion.

Je pensais que cela pouvait être le fruit de l'expérience - peut-être les personnes interrogées avaient-elles intégré le stéréotype de ce à quoi doit ressembler un «dirigeant»? J'ai donc répété l'expérience avec de jeunes enfants, trop jeunes pour avoir acquis des préjugés en leur montrant des paires de photos et en leur demandant qui serait le meilleur capitaine de navire (un poste à responsabilités qu'ils sont capables de comprendre). J'ai demandé à des adultes de faire le même test. Aucun facteur d'expérience ne pouvait expliquer les choix effectués, cela ne pouvait qu'être inné.

Mais peut-être que la motivation ou le niveau d'instruction des personnes testées jouait un rôle? J'ai donc réalisé la même expérience en utilisant les photos de candidats aux postes d'élus de l'Association for Psychological Science (APS). Tous les votants et tous les candidats étaient des psychologues. Mais les résultats furent les mêmes. Quand on ne fournissait pas de photo dans le matériel électoral original, les membres de l'APS votaient sur la base des travaux publiés (un assez bon indicateur des connaissances, du statut et de la réussite des candidats). Cependant, quand on ajoutait des photos au matériel électoral, plus rien ne comptait que le visage.

Peut-être des hommes d'affaires prendraient-ils des décisions de manière plus rationnelle? Nous avons donc demandé à des sujets expérimentaux de regarder des photos de dirigeants d'une grande société multinationale et de juger leurs compétences et leur personnalité. Nous avons comptabilisé toutes les données statistiques possibles - âge, qualifications, etc. Les dirigeants qui obtenaient de meilleures notes pour leur apparence gagnaient davantage.

Les préjugés implicites sont encore pires pour les femmes. Des facteurs tels que le surpoids portent davantage préjudice aux femmes qu'aux hommes. Ce n'est pas qu'une question d'apparence.

J'ai travaillé avec une multinationale suisse pour analyser les transcriptions de leurs évaluations internes de comportement professionnel et j'ai mesuré statistiquement tous les critères possibles. Les hommes avaient une bien plus forte probabilité d'être décrits de manière positive; par exemple, «il sait réellement faire preuve d'autorité» par rapport à une femme comparable qui «sait jouer des coudes».

La discrimination à raison de l'âge était également présente au conseil d'administration, alors même que pour les fonctions de haut niveau, complexes sur le plan cognitif, il n'existe aucune corrélation entre la performance et l'âge. En bref, l'âge et le fait d'être un homme prédisent le poste et le niveau de salaire que vous pourrez obtenir.

Les femmes (et quiconque ne correspond pas aux attentes liées à son rôle) marchent sur des oeufs. Elles subissent une double contrainte. Elles doivent faire preuve de compétences exceptionnelles pour être considérées comme aussi capables que les hommes mais elles doivent aussi éviter de les menacer par leurs compétences et leur apparente froideur ou par un comportement en contradiction avec les préjugés sociaux.

Une expérience menée par un professeur de l'université de Yale a démontré que les femmes sont pénalisées quand elles enfreignent ces normes sociales. On a demandé à un acteur et à une actrice d'enregistrer deux versions de la même interview, une version calme et une autre en colère. Leurs réponses étant identiques, l'homme et la femme auraient dû, en toute rationalité, être notés de la même manière dans la même situation. Mais il est apparu que, quand un homme montre sa colère, c'est interprété de façon totalement différente. Les hommes peuvent montrer «ce qu'ils ont dans le ventre». Les femmes ne sont pas autorisées à se mettre en colère car elles sont supposées être gentilles, maternantes et douces. Quand on a demandé aux participants de classer ces deux acteurs, l'homme a été considéré comme ayant plus de prestige, plus compétent et méritant un salaire de 50 pour cent supérieur. La femme a été considérée comme incontrôlable.

Il existe des solutions pour lutter contre les préjugés au travail. La première consiste à être conscients de nos propres préjugés. Ensuite, nous pourrons prendre des mesures pour les éliminer et réduire ainsi les discriminations.

La deuxième est de rendre des comptes. Les décisions doivent être justifiées à l'aide d'indicateurs objectifs. Il faut être conscient du fait que tout élément d'information peut introduire un biais. La façon dont l'appel à candidature est fait - certains mots vont attirer ou décourager les femmes; les informations qui sont demandées aux candidats, notamment les photos, peuvent avoir leur importance. Qui fait le premier tri? Est-il objectif ou reflète-t-il une simple opinion personnelle? Ceux qui effectuent cette sélection, sont-ils différents des membres du jury d'entretien? Lors de l'entretien, pose-t-on les mêmes questions à tous les candidats et les informations sont-elles agrégées de manière indépendante? A-t-on recours à des tests psychométriques validés (par exemple, le MBTI, le plus utilisé dans le monde de l'entreprise est vraiment inutile, il n'a aucune valeur prédictive)?

Les données sont elles aussi essentielles: elles nous permettent de suivre ce qui se passe, de révéler des préjugés inconscients et de sensibiliser.

Et pour terminer, les hommes. Nous faisons partie du problème mais aussi de la solution. Si nous soutenons la cause, nous pouvons réduire ces préjugés.

Ce problème est aussi le nôtre, pas uniquement celui des femmes ou des minorités. Prendre convenablement les décisions, ce n'est pas seulement une question d'éthique; à long terme, c'est aussi une question de rationalité et de rentabilité.

Le professeur Antonakis est intervenu lors d'un événement organisé à l'OIT par l'équipe du point focal chargé des questions d'égalité du Département des entreprises.