Prix Nobel de la Paix 2018 Denis Mukwege et Nadia Murad. Discours des lauréats

Fondation Nobel - 10/12/2018 16:35:00

The Nobel Peace Prize 2018 was awarded jointly to Denis Mukwege and Nadia Murad "for their efforts to end the use of sexual violence as a weapon of war and armed conflict."
Courageously combating war crimes and seeking justice for victims
Both laureates have made a crucial contribution to focusing attention on, and combating, war crimes. Denis Mukwege is the helper who has devoted his life to defending these victims. Nadia Murad is the witness who tells of the abuses perpetrated against herself and others. Each of them in their own way has helped to give greater visibility to war-time sexual violence, so that the perpetrators can be held accountable for their actions.


Denis Mukwege
The Nobel Peace Prize 2018

Born: 1 March 1955, Bukavu, Belgian Congo (now Democratic Republic of the Congo)
Prize motivation: "for their efforts to end the use of sexual violence as a weapon of war and armed conflict."

Nadia Murad
The Nobel Peace Prize 2018

Born: 1993, Kocho
Prize motivation: "for their efforts to end the use of sexual violence as a weapon of war and armed conflict."

Denis Mukwege - Nobel Lecture
Discours du lauréat du Prix Nobel de la Paix 2018 Denis Mukwege, Oslo, 10 décembre 2018.

Dans la nuit tragique du 6 octobre 1996, des rebelles ont attaqué notre hôpital à Lemera, en République Démocratique du Congo (RDC). Plus de trente personnes tuées. Les patients abattus dans leur lit à bout portant. Le personnel ne pouvant pas fuir tué de sang-froid.

Je ne pouvais pas m'imaginer que ce n'était que le début.

Obligés de quitter Lemera, en 1999 nous avons créé l'hôpital de Panzi à Bukavu où je travaille encore aujourd'hui comme gynécologue-obstétricien.

La première patiente admise était une victime de viol ayant reçu un coup de feu dans ses organes génitaux.

La violence macabre ne connaissait aucune limite.
Cette violence malheureusement ne s'est jamais arrêtée.

Un jour comme les autres, l'hôpital a reçu un appel.
Au bout du fil, un collègue en larmes implorait : « S'il vous plaît, envoyez-nous rapidement une ambulance. S'il vous plait, dépêchez-vous. »
Ainsi, nous avons envoyé une ambulance comme nous le faisons habituellement.

Deux heures plus tard, l'ambulance est revenue. A l'intérieur une petite fille de tout juste dix-huit mois. Elle saignait abondamment et a été immédiatement emmenée en salle d'opération.

Quand je suis arrivé, les infirmières étaient toutes en larmes. La vessie du nourrisson, son appareil génital, son rectum étaient gravement endommagés.

Par la pénétration d'un adulte.

Nous prions en silence : mon Dieu, dites-nous que ce que nous voyons n'est pas vrai.
Dites-nous que c'est un mauvais rêve.
Dites-nous qu'au réveil tout ira bien.

Mais, ce n'était pas un mauvais rêve.
C'était la réalité.
C'est devenu notre nouvelle réalité en RDC.

Quand un autre bébé est arrivé, j'ai réalisé que ce problème ne pouvait pas trouver une solution au bloc opératoire, mais qu'il fallait se battre contre les causes profondes de ces atrocités.

Je me suis rendu au village de Kavumu pour parler avec les hommes : pourquoi vous ne protégez pas vos bébés, vos filles et vos femmes ? Où sont les autorités ?

À ma grande surprise, les villageois connaissaient le suspect. Tout le monde avait peur de lui, car il était membre du Parlement provincial et jouissait d'un pouvoir absolu sur la population.

Depuis plusieurs mois sa milice terrorisait le village entier. Elle avait instillé la peur en tuant un défenseur des droits humains qui avait eu le courage de dénoncer les faits. Le député s'en est tiré sans conséquences. Son immunité parlementaire lui permettait d'abuser en toute impunité.

Ces deux bébés ont été suivis de dizaines d'autres enfants violés.

Lorsque la quarante-huitième victime est arrivée, nous étions désespérés.

Avec d'autres défenseurs des droits humains, nous avons saisi un tribunal militaire. Finalement, ces viols ont été poursuivis et jugés comme crimes contre l'humanité.
Les viols des bébés à Kavumu ont cessé.
Les appels à l'hôpital de Panzi aussi.
Mais l'avenir psychologique, sexuel et génésique de ces bébés est hypothéqué.

Ce qui s'est passé à Kavumu et qui continue aujourd'hui dans de nombreux autres endroits au Congo, tels que les viols et les massacres à Béni et au Kasaï, a été rendu possible par l'absence d'un État de droit, l'effondrement des valeurs traditionnelles et le règne de l'impunité, en particulier pour les personnes au pouvoir.

Le viol, les massacres, la torture, l'insécurité diffuse et le manque flagrant d'éducation, créent une spirale de violence sans précédent.

Le bilan humain de ce chaos pervers et organisé a été des centaines de milliers de femmes violées, plus de 4 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays et la perte de 6 millions de vies humaines. Imaginez, l'équivalent de toute la population du Danemark décimée.

Les gardiens de la paix et les experts des Nations Unies n'ont pas été épargnés. Plusieurs ont trouvé la mort dans l'accomplissement de leur mandat. La Mission des Nations Unies en RDC reste présente jusqu'à ce jour afin que la situation ne dégénère pas davantage.

Nous leur en sommes reconnaissants.

Cependant, malgré leurs efforts, cette tragédie humaine se poursuit sans que tous les responsables ne soient poursuivis. Seule la lutte contre l'impunité peut briser la spirale des violences.

Nous avons tous le pouvoir de changer le cours de l'Histoire lorsque les convictions pour lesquelles nous nous battons sont justes.

Vos Majestés, Vos Altesses Royales, Excellences, Distingués membres du Comité Nobel, Chère Madame Nadia Murad, Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,

C'est au nom du peuple congolais que j'accepte le prix Nobel de la Paix. C'est à toutes les victimes de violences sexuelles à travers le monde que je dédie ce prix.

C'est avec humilité que je me présente à vous portant haut la voix des victimes des violences sexuelles dans les conflits armés et les espoirs de mes compatriotes.

Je saisis cette occasion pour remercier tous ceux qui pendant ces années ont soutenu notre combat. Je pense, en particulier, aux organisations et institutions des pays amis, à mes collègues, à ma famille et à ma chère épouse, Madeleine.

Je m'appelle Denis Mukwege. Je viens d'un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde.

La réalité troublante est que l'abondance de nos ressources naturelles - or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques - alimente la guerre, source de la violence extrême et de la pauvreté abjecte au Congo.

Nous aimons les belles voitures, les bijoux et les gadgets. J'ai moi-même un smartphone. Ces objets contiennent des minerais qu'on trouve chez nous. Souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, victimes d'intimidation et de violences sexuelles.

En conduisant votre voiture électrique, en utilisant votre smartphone ou en admirant vos bijoux, réfléchissez un instant au coût humain de la fabrication de ces objets.

En tant que consommateurs, le moins que l'on puisse faire est d'insister pour que ces produits soient fabriqués dans le respect de la dignité humaine.

Fermer les yeux devant ce drame, c'est être complice.

Ce ne sont pas seulement les auteurs de violences qui sont responsables de leurs crimes, mais aussi ceux qui choisissent de détourner le regard.

Mon pays est systématiquement pillé avec la complicité des gens qui prétendent être nos dirigeants. Pillé pour leur pouvoir, leur richesse et leur gloire. Pillé aux dépens de millions d'hommes, de femmes et d'enfants innocents abandonnés dans une misère extrême... tandis que les bénéfices de nos minerais finissent sur les comptes opaques d'une oligarchie prédatrice.

Cela fait vingt ans, jour après jour, qu'à l'hôpital de Panzi, je vois les conséquences déchirantes de la mauvaise gouvernance du pays.

Bébés, filles, jeunes femmes, mères, grands-mères, et aussi les hommes et les garçons, violés de façon cruelle, souvent en public et en collectif, en insérant du plastique brûlant ou en introduisant des objets contondants dans leurs parties génitales.

Je vous épargne les détails.

Le peuple congolais est humilié, maltraité et massacré depuis plus de deux décennies au vu et au su de la communauté internationale.

Aujourd'hui, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, plus personne ne peut dire : je ne savais pas.

Avec ce prix Nobel de la Paix, j'appelle le monde à être témoin et je vous exhorte à vous joindre à nous pour mettre fin à cette souffrance qui fait honte à notre humanité commune.

Les habitants de mon pays ont désespérément besoin de la paix.

Mais :

Comment construire la paix sur des fosses communes ?
Comment construire la paix sans vérité ni réconciliation ?
Comment construire la paix sans justice ni réparation ?

Au moment même où je vous parle, un rapport est en train de moisir dans le tiroir d'un bureau à New York. Il a été rédigé à l'issue d'une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs.

Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de guerre et crimes contre l'humanité et peut-être même des crimes de génocide.

Qu'attend le monde pour qu'il soit pris en compte ? Il n'y a pas de paix durable sans justice. Or, la justice ne se négocie pas.

Ayons le courage de jeter un regard critique et impartial sur les événements qui sévissent depuis trop longtemps dans la région des Grands Lacs.

Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre l'humanité pour éviter qu'ils continuent d'endeuiller cette région.

Ayons le courage de reconnaître nos erreurs du passé.

Ayons le courage de dire la vérité et d'effectuer le travail de mémoire.

Chers compatriotes congolais, ayons le courage de prendre notre destin en main. Construisons la paix, construisons l'avenir de notre pays, ensemble construisons un meilleur avenir pour l'Afrique. Personne ne le fera à notre place.

Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,

Le tableau que je vous ai brossé offre une réalité sinistre.
Mais permettez-moi de vous raconter l'histoire de Sarah.

Sarah nous a été référée à l'hôpital dans un état critique. Son village avait été attaqué par un groupe armé qui avait massacré toute sa famille, la laissant seule.

Prise en otage, elle a été emmenée dans la forêt. Attachée à un arbre. Nue. Tous les jours, Sarah subissait des viols collectifs jusqu'à ce qu'elle perde connaissance.

Le but de ces viols utilisés comme armes de guerre étant de détruire Sarah, sa famille et sa communauté. Bref détruire le tissu social.

À son arrivée à l'hôpital, Sarah ne pouvait ni marcher ni même tenir debout. Elle ne pouvait pas retenir ni ses urines ni ses selles.

A cause de la gravité de ses blessures génito-urinaires et digestives couplées à une infection surajoutée, personne ne pouvait imaginer qu'elle serait un jour en mesure de se remettre sur ses pieds.

Pourtant, chaque jour qui passait, le désir de continuer à vivre brillait dans les yeux de Sarah. Chaque jour qui passait, c'était elle qui encourageait le personnel soignant à ne pas perdre espoir. Chaque jour qui passait, Sarah se battait pour sa survie.

Aujourd'hui, Sarah est une belle femme, souriante, forte et charmante.

Sarah s'est engagée à aider les personnes ayant survécu à une histoire semblable à la sienne.

Sarah a reçu cinquante dollars américains, une allocation que notre maison de transit Dorcas accorde aux femmes souhaitant reconstruire leur vie sur le plan socioéconomique.

Aujourd'hui, Sarah dirige sa petite entreprise. Elle a acheté un terrain. La Fondation Panzi l'a aidée avec des tôles pour faire un toit. Elle a pu construire une maison. Elle est autonome et fière.

Son histoire montre que même si une situation est difficile et semble désespérée, avec la détermination, il y a toujours de l'espoir au bout du tunnel.

Si une femme comme Sarah n'abandonne pas, qui sommes-nous pour le faire ?

Ceci est l'histoire de Sarah. Sarah est Congolaise. Mais il y a des Sarah en République Centrafricaine, en Colombie, en Bosnie, au Myanmar, en Iraq et dans bien d'autres pays en conflit dans le monde.

A Panzi, notre programme de soins holistiques, qui comprend un soutien médical, psychologique, socioéconomique et juridique, montre que, même si la route vers la guérison est longue et difficile, les victimes ont le potentiel de transformer leur souffrance en pouvoir.

Elles peuvent devenir des actrices de changement positif dans la société. C'est le cas déjà à la Cité de la Joie, notre centre de réhabilitation à Bukavu où les femmes sont aidées pour reprendre leur destin en main.

Cependant, elles ne peuvent pas y arriver seules et notre rôle est de les écouter, comme nous écoutons aujourd'hui Madame Nadia Murad.

Chère Nadia, votre courage, votre audace, votre capacité à nous donner espoir, sont une source d'inspiration pour le monde entier et pour moi personnellement.

Le prix Nobel de la Paix qui nous est décerné aujourd'hui n'aura de valeur réelle que s'il peut changer concrètement la vie des victimes de violences sexuelles de par le monde et contribuer à ramener la paix dans nos pays.

Alors, que pouvons-nous faire ?
Que pouvez-vous faire ?

Premièrement, c'est notre responsabilité à tous d'agir dans ce sens.

Agir c'est un choix.

C'est un choix :

- d'arrêter ou non la violence à l'égard des femmes,
- de créer ou non une masculinité positive qui promeut l'égalité des sexes, en temps de paix comme en temps de guerre.

C'est un choix :

- de soutenir ou non une femme,
- de la protéger ou non,
- de défendre ou non ses droits,
- de se battre ou non à ses côtés dans les pays ravagés par le conflit.

C'est un choix : de construire ou non la paix dans les pays en conflits.

Agir, c'est refuser l'indifférence.

S'il faut faire la guerre, c'est la guerre contre l'indifférence qui ronge nos sociétés.

Deuxièmement, nous sommes tous redevables vis-à-vis de ces femmes et de leurs proches et nous devons tous nous approprier ce combat ; y compris les États qui doivent cesser d'accueillir les dirigeants qui ont toléré, ou pire, utilisé la violence sexuelle pour accéder au pouvoir.

Les États doivent cesser de les accueillir avec le tapis rouge et plutôt tracer une ligne rouge contre l'utilisation du viol comme arme de guerre.

Une ligne rouge qui serait synonyme de sanctions économiques, politiques et de poursuites judiciaires.

Poser un acte juste n'est pas difficile. C'est une question de volonté politique.

Troisièmement, nous devons reconnaître les souffrances des survivantes de toutes les violences faites aux femmes dans les conflits armés et les soutenir de façon holistique dans leur processus de guérison.

J'insiste sur les réparations ; ces mesures qui leur donnent compensation et satisfaction et leur permettent de commencer une nouvelle vie. C'est un droit humain.

J'appelle les États à soutenir l'initiative de la création d'un Fonds global de réparation pour les victimes de violences sexuelles dans les conflits armés.

Quatrièmement, au nom de toutes les veuves, tous les veufs et des orphelins des massacres commis en RDC et de tous les Congolais épris de paix, j'appelle la communauté internationale à enfin considérer le Rapport du Projet « Mapping » et ses recommandations.

Que le droit soit dit.

Cela permettrait au peuple congolais d'enfin pleurer ses morts, faire son deuil, pardonner ses bourreaux, dépasser sa souffrance et se projeter sereinement dans le futur.

Finalement, après vingt ans d'effusion de sang, de viols et de déplacements massifs de population, le peuple congolais attend désespérément l'application de la responsabilité de protéger les populations civiles lorsque leur gouvernement ne peut ou ne veut pas le faire. Il attend d'explorer le chemin d'une paix durable.

Cette paix passe par le principe d'élections libres, transparentes, crédibles et apaisées.

« Au travail, peuple congolais ! » Bâtissons un État où le gouvernement est au service de sa population. Un État de droit, émergent, capable d'entraîner un développement durable et harmonieux, non seulement en RDC mais dans toute l'Afrique. Bâtissons un État où toutes les actions politiques, économiques et sociales sont centrées sur l'humain et où la dignité des citoyens est restaurée.

Vos Majestés, Distingués membres du Comité Nobel, Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,

Le défi est clair. Il est à notre portée.

Pour les Sarah, pour les femmes, les hommes et les enfants du Congo, je vous lance un appel urgent de ne pas seulement nous remettre le Prix Nobel de la Paix mais de vous mettre debout et de dire ensemble et à haute voix : « La violence en RDC, c'est assez ! Trop c'est trop ! La paix maintenant ! »

Je vous remercie.

Denis Mukwege


Nadia Murad - Nobel Lecture
Discours de la lauréate du Prix Nobel de la Paix 2018 Nadia Murad, Oslo, 10 décembre 2018.

Vos Majestés, Vos Altesses Royales, Distingués membres du comité Nobel, Excellences, Honorables invités, Mesdames et Messieurs, je vous adresse mes plus chaleureuses salutations.

Je tiens à remercier le comité Nobel pour l'honneur qu'il m'a fait. C'est un grand honneur de recevoir ce prix prestigieux au côté de mon ami le Dr Denis Mukwege, qui a travaillé sans relâche pour aider les victimes de la violence sexuelle et se faire le porte-parole des femmes exposées à ces exactions.

Je souhaite m'adresser à vous du fond de mon coeur et vous rappeler comment le cours de mon existence et la vie de toute la communauté yézidie ont changé à la suite de ce génocide, et comment Daech a tenté d'exterminer une des composantes de l'Irak en enlevant ses femmes, en tuant ses hommes et en détruisant ses lieux de pèlerinage et de culte.

Aujourd'hui est un jour exceptionnel pour moi. C'est le jour où le bien a triomphé du mal, le jour où l'humanité a vaincu le terrorisme, le jour où les enfants et les femmes qui ont souffert de persécutions ont triomphé sur les auteurs de ces crimes.

J'espère qu'aujourd'hui marquera le début d'une ère nouvelle, où la première priorité sera la paix, et où le monde pourra collectivement commencer à définir une nouvelle feuille de route pour protéger les femmes, les enfants et les minorités de la persécution, et particulièrement les victimes de la violence sexuelle.

J'ai passé mon enfance dans le village de Kojo, au sud de Sinjar. Je ne savais rien du prix Nobel de la Paix. Je ne savais rien des conflits et des meurtres qui mettaient notre monde à mal tous les jours. Je ne savais pas que des êtres humains pouvaient commettre ces horribles crimes envers leurs semblables.

Encore petite fille, je rêvais de finir mes études secondaires, d'ouvrir un salon de beauté dans notre village et de vivre près de ma famille à Sinjar. Mais ce rêve a tourné au cauchemar. Des évènements inattendus se sont produits. Un génocide. J'y ai perdu ma mère, six de mes frères et les enfants de mes frères. Chaque famille yézidi peut rapporter la même histoire, l'une plus horrible que l'autre, du fait du génocide.

Oui, nos vies ont changé du jour au lendemain, d'une manière que nous avons peine à comprendre. Chaque famille yézidie compte des parents séparés de leurs proches. Le tissu social d'une communauté pacifique a été lacéré, toute une société réunie sous la bannière de la paix et d'une culture de la tolérance a été consumée dans une guerre absurde.

Dans notre histoire, nous avons subi de nombreux pogromes du fait de nos croyances et de notre religion. En conséquence de ces massacres, il ne reste plus que quelques rares Yézidis en Turquie. En Syrie, qui comptait jadis quelque 80 000 Yézidis, il n'en reste aujourd'hui plus que 5 000. En Irak, les Yézidis font face à un destin similaire, leur nombre a diminué de manière significative. Le but de Daech, qui est d'éradiquer notre religion, deviendra réalité si une sécurité adéquate des Yézidis n'est pas assurée. C'est aussi le cas d'autres minorités d'Irak et de Syrie.

Après l'échec du gouvernement irakien et du gouvernement kurde, qui n'ont pas su nous protéger, la communauté internationale n'a pas plus su nous sauver de Daech et empêcher un nouveau génocide contre nous, et a observé sans réagir le massacre de toute une communauté. Nos maisons, nos familles, nos traditions, notre peuple, nos rêves - tous ont été anéantis.

Après le génocide, nous avons reçu des témoignages internationaux et locaux de sympathie, et de nombreux pays ont reconnu ce génocide, mais le génocide ne s'est pas arrêté. La menace d'anéantissement perdure.

Le sort des Yézidis emprisonnés par Daech n'a pas changé. Ils n'ont pas pu quitter les camps, rien de ce que Daech a détruit n'a été reconstruit. Jusqu'ici, les auteurs des crimes qui ont mené au génocide n'ont pas été poursuivis pénalement. Je ne recherche pas un nouvel élan de sympathie, je souhaite que ces sentiments se transforment en actions sur le terrain.

Si la communauté internationale souhaite vraiment porter assistance aux victimes de ce génocide, si nous voulons que les Yézidis quittent les camps de déplacés et retournent dans leurs régions, qu'ils reprennent confiance, la communauté internationale doit alors leur assurer une protection internationale sous la supervision des Nations-Unies. Sans cette protection internationale, rien ne nous garantit de n'être pas une fois de plus exposés à de nouveaux massacres menés par d'autres groupes terroristes. La communauté internationale doit s'engager à donner l'asile et des possibilités d'immigration aux personnes qui ont été victimes de ce génocide.

Aujourd'hui est un jour spécial pour toutes les Irakiennes et tous les Irakiens, et pas seulement parce que je suis la première Irakienne à recevoir le prix Nobel de la Paix. C'est aussi le jour où nous célébrons la victoire et la libération du territoire irakien de l'organisation terroriste Daech. Les Irakiens du Nord et du Sud ont uni leurs forces et mené une longue bataille au nom du monde contre cette organisation terroriste extrémiste.

Cette union a fait notre force. Nous devons, nous aussi, unir nos efforts pour enquêter sur leurs crimes et poursuivre ceux qui ont accueilli, aidé et rejoint Daech pour contrôler de vastes pans de l'Irak. Il ne doit pas y avoir de place pour le terrorisme et les idées extrémistes dans l'Irak de l'après-Daech. Nous devons reconstruire notre pays main dans la main. Nous devons tous apporter notre contribution pour assurer la sécurité, la stabilité et la prospérité de tous les Irakiens.

Nous devons nous rappeler tous les jours comment l'organisation terroriste Daech et ceux qui portent ses idées ont attaqué les Yézidis avec une brutalité sans précédent en 2014, avec l'intention d'anéantir l'une des composantes initiales de la société irakienne. Ils ont commis ce génocide au seul motif que les Yézidis ont d'autres croyances et coutumes, et s'opposent aux meurtres entre communautés, à l'enlèvement et à la mise en esclavage des populations.

Au XXIe siècle, à l'âge de la mondialisation et des droits humains, plus de 6 500 femmes et enfants yézidis ont été faits prisonniers, vendus, achetés, abusés sexuellement et psychologiquement. Malgré nos appels quotidiens depuis 2014, le sort de plus de 3000 femmes et enfants aux mains de Daech reste encore inconnu. Chaque jour, des jeunes filles dans la fleur de l'âge sont vendues, achetées, retenues captives et violées. Il est inconcevable que la conscience des dirigeants de 195 pays ne se soit pas mobilisée pour libérer ces filles. S'il s'était agi d'un accord commercial, d'un gisement de pétrole ou d'une cargaison d'armes, gageons qu'aucun effort n'aurait été épargné pour les libérer.

J'entends tous les jours des histoires tragiques. Des centaines de milliers, des millions même de femmes et d'enfants du monde entier souffrent de persécutions et de violences. Tous les jours, j'entends les cris des enfants de Syrie, d'Irak et du Yémen. Tous les jours, nous voyons des centaines de femmes et d'enfants d'Afrique et d'ailleurs devenir la cible de massacres et un combustible pour les guerres, sans que personne ne bouge pour les aider ou demander des comptes à ceux qui commettent ces crimes.

Depuis bientôt quatre ans, je sillonne le monde pour conter mon histoire, celle de ma communauté et celle d'autres encore, tout aussi vulnérables, sans obtenir justice. Les auteurs de violences sexuelles contre les Yézidies et d'autres femmes et filles ne sont toujours pas poursuivis pour leurs crimes. Si la justice n'est pas rendue, ce génocide se répétera contre nous et contre d'autres communautés vulnérables. La justice est la seule façon d'assurer la paix et la coexistence entre les différentes composantes de l'Irak. Si nous ne voulons plus revoir de femmes captives et violées, nous devons demander des comptes à ceux qui ont utilisé la violence sexuelle comme arme pour commettre des crimes contre les femmes et les filles.

Merci infiniment de m'avoir fait cet honneur, mais le fait est que le seul prix au monde susceptible de rétablir notre dignité, est la justice et la mise en accusation des criminels. Aucune récompense ne peut compenser le sort de notre peuple et le meurtre de ceux qui nous étaient chers, tués uniquement parce qu'ils étaient des Yézidis. Le seul prix qui rétablira une vie normale entre notre peuple et nos amis est la justice et la protection du reste de cette communauté.

Nous célébrons actuellement le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains, qui veut empêcher les génocides et poursuivre leurs auteurs. Ma communauté a été victime d'un génocide pendant plus de quatre ans. La communauté internationale n'a rien fait pour en dissuader les auteurs ou pour les stopper. Ils n'ont pas été traduits en justice. D'autres communautés vulnérables ont été victimes de nettoyage ethnique, de racisme et de changement d'identité au vu et au su de la communauté internationale.

La protection des Yézidis et de toutes les communautés vulnérables de la planète est la responsabilité de la communauté mondiale et des institutions internationales chargées de la défense des droits humains, de la protection des minorités, de la protection des droits des femmes et des enfants, en particulier dans les zones de conflits armés externes et internes.

J'ai eu le privilège de participer au Forum de Paris pour la paix. Cette conférence fêtait le 100e anniversaire de la fin de la Première guerre mondiale. Mais combien de génocides et de guerres avons-nous vus depuis la fin de cette Première guerre mondiale ? Les victimes des guerres, en particulier des guerres civiles, ont été innombrables. Le monde a condamné ces guerres et reconnu ces génocides. Mais il n'est pas parvenu à mettre fin aux actes de violence et à empêcher leur répétition.

Il est vrai que les problèmes et les conflits sont nombreux de par le monde, mais il y a aussi de nombreuses initiatives et d'immenses efforts engagés pour que justice soit faite,

Car sans l'initiative du Land de Baden-Württemberg et M. Kretschmann et leur assistance, je n'aurais pas été capable de jouir aujourd'hui de ma liberté, de dénoncer les crimes de Daech et de dire la vérité sur la souffrance des Yézidis. C'est pour cela qu'il est d'une importance cruciale que des victimes comme moi puissent se voir proposer un refuge sûr jusqu'à ce que justice leur soit rendue.

L'éducation joue un rôle essentiel dans la promotion de sociétés civilisées, qui croient dans la paix et la tolérance. Nous devons pour cela investir dans nos enfants car les enfants, nés sans préjugés, peuvent se voir enseigner la tolérance et la coexistence, au lieu de la haine et du sectarisme. Les femmes doivent aussi être la clé de nombreux problèmes et doivent être impliquées dans la construction d'une paix durable entre les communautés. Avec les voix et la participation des femmes, nous pourrons apporter des changements fondamentaux à nos sociétés.

Je suis fière des Yézidis, de leur force et de leur patience. Notre communauté a souvent été la cible d'attaques et son existence même est menacée, mais nous continuons à proclamer notre droit à la vie. La communauté yézidie est l'incarnation de la paix et de la tolérance, et doit être un exemple pour le monde entier.

J'aimerais profiter de l'occasion pour remercier toutes celles et ceux qui ont soutenu notre cause dès les premiers jours du génocide, en particulier mon équipe qui reste à mes côtés en toutes circonstances.

Je remercie tous les gouvernements qui ont reconnu le génocide des Yézidis, et les gouvernements qui ont soutenu des communautés vulnérables. Merci au Canada et à l'Australie pour leur accueil des victimes du génocide yézidi. Je le Royaume-Uni pour son assistance et son initiative pour établir une équipe internationale chargée d'enquêter sur les crimes de Daech. Je remercie la France et le président Macron pour leur soutien humanitaire à notre cause. Mes remerciements vont au peuple du Kurdistan irakien pour leur soutien aux personnes déplacées pendant les quatre dernières années. Je remercie l'émir du Kuwait et le gouvernement de Norvège pour l'organisation de la Conférence pour la Reconstruction de l'Irak. Je remercie mon amie Amal Clooney et son équipe pour les immenses efforts qu'elles ont déployés pour demander des comptes à Daech. Je remercie la Grèce pour son soutien illimité aux réfugiés.

Unissons-nous pour lutter contre l'injustice et l'oppression. Levons ensemble la voix pour dire non à la violence, oui à la paix, non à l'esclavage, oui à la liberté, non à la discrimination raciale, oui à l'égalité et aux droits humains pour tous.

Non à l'exploitation des femmes et des enfants, oui à la possibilité pour eux d'une vie décente et indépendante, non à l'impunité des criminels, oui aux poursuites contre les criminels et au rétablissement de la justice.

Merci encore pour votre hospitalité et votre aimable attention. Je vous souhaite à tous une paix durable.