Guérit-on jamais d'évènements traumatisants, tels l'inceste ? C'est la question que nous posons à Muriel Salmona, psychiatre.

NEWS Press - 19/10/2015 12:00:00


Muriel Salmona, psychiatre et psychothérapeute, est spécialisée dans la prise en charge des victimes de violence.

Chercheuse et formatrice en psychotraumatologie, elle est fondatrice et présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie (www.memoiretraumatique.org) et l'auteure de nombreux textes sur les violences, la protection et la prise en charge des victimes. Elle est aussi l'auteure du « Livre noir des violences sexuelles », paru chez Dunod en 2013 et des « Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses incontournables », à paraître chez Dunod en 2015.

Le combat de Muriel Salmona est de faire connaître et reconnaître les mécanismes traumatiques découlant des violences sexuelles commises sur les enfants et de faire prendre conscience de l'importance de ce phénomène. C'est l'objet du colloque qui a été organisé au Palais du Luxembourg par son association en mars 2015 présentant l'impact des violences sexuelles de l'enfance à l'âge adulte.


1) Quelles sont les traumatismes générés par les violences sexuelles ?

Tout d'abord, les violences sexuelles sont les plus traumatisantes. Elles le sont d'autant plus sur les enfants qui développent deux fois plus de traumatismes que les adultes, traumatismes encore accrus en cas de pénétration et quand le viol se produit au sein de la cellule familiale. Ces trois facteurs cumulés sont dramatiques pour l'enfant.

Au cours du déroulement des violences, les souffrances ressenties par l'enfant son intenses. Le stress est tellement grand pendant la réalisation des actes que l'enfant met en place un processus de survie : il fait disjoncter le système, s'anesthésie émotionnellement et enclenche une dissociation de l'être ; il subit les choses mais a le sentiment d'être absent physiquement et mentalement.
Se met alors en place une mémoire dite traumatique qui lui fait revivre les évènements à l'identique. Elle réenvahit son psychisme car n'a pas été intégrée comme une mémoire normale, dite autobiographique. C'est une bombe de stress.

Cette mémoire traumatique peut se réactiver à tout moment, dès que quelque chose rappelle l'évènement passé, de près ou de loin. L'enfant victime de violences sexuelles développe, pour anesthésier cette mémoire qui transforme sa vie en un enfer et pour lui échapper, des troubles psycho traumatiques tels que troubles anxio-dépressifs, conduites à risque, addictions comme l'alcool et la drogue ; il a aussi très souvent des tendances suicidaires. Mais il est toujours dans l'évènement.

Les violences sexuelles génèrent aussi des modifications au niveau du cerveau et créent des atteintes neuronales. Des modifications se rencontrent aussi dans l'ADN de la victime, et sont donc inscrites dans une chaîne humaine.

Ces violences ont des impacts forts sur la santé physique et mentale de l'enfant qui développe toutes sortes de pathologies à court, moyen ou long terme : maladies cardio-vasculaires, diabète, etc. C'est le déterminant principal de la santé même après l'âge de cinquante ans. La santé mentale de ces enfants est impactée dans 95% des cas.


2) Les cas de violences sexuelles et particulièrement d'inceste sont-ils nombreux ?

Le lieu de réalisation de ces violences est souvent au sein de la famille ou dans un univers proche de l'enfant puisque 50% des viols sur enfant ont lieu au sein de la famille et, parmi ceux-ci, 94% sont commis par des proches. Parmi ces agresseurs, 25% sont des mineurs (frères, oncles, cousins, etc.).

De façon générale, 81% des violences sexuelles sont commises sur des jeunes de moins de 18 ans. Une enquête montre que 83% des victimes ne sont pas protégées : seules 10% portent plainte et 1,5% des agresseurs sont condamnés. Quant à la protection de l'enfance, elle ne se déclare que pour 4% des victimes. 18% des femmes ont subi des violences sexuelles pendant leur enfance.

Dans les cas d'inceste, l'enfant est confronté à l'agresseur et la relation de proximité est insupportable. Il n'est pas protégé, bien au contraire, car il est continuellement exposé à son agresseur et ne peut lui échapper.

L'agresseur est un manipulateur qui insiste sur le fait que cet acte est lié à l'amour qu'il porte à sa victime. S'il n'existe pas de portrait robot d'un agresseur, les masques étant tous différents, certains traits communs se retrouvent néanmoins : le rapport de force intense, le mépris total de l'autre transformé en objet que l'agresseur doit posséder, la manipulation ; il agit dans sa famille comme dans une secte. Bien souvent, il se présente à une femme comme étant son sauveur mais il n'est qu'un prédateur dont le but est de posséder l'enfant.

Parfois, la mère est complice et ne veut pas réaliser ni entendre l'enfant quand il lui parle. Mais ce n'est pas systématique car elle n'est pas toujours consciente de ce qui arrive, ne pouvant l'imaginer.
La mère qui tente de protéger son enfant quitte le foyer mais n'est pas écoutée pour autant par les services de police qui, très souvent, l'accusent de mensonge.
Si l'inceste a lieu dans tous les milieux, toutes les cultures, les personnes condamnées sont issues de milieux défavorisés. L'agresseur de façon générale, et celui des milieux favorisés en particulier, risque donc peu.

La particularité de l'inceste est qu'il est réalisé sur plusieurs générations, en terme horizontal et vertical.


3) Quelle est la particularité des violences sexuelles ?

Les violences sexuelles touchent les personnes vulnérables. Moins une personne est protégée et plus elle est vulnérable.

Ainsi, on évalue à 60% les handicapés mentaux et moteurs victimes d'agressions sexuelles.
De plus, 70% des enfants victimes de violences sexuelles au sein de leur famille en seront victimes en-dehors de la famille. Ils sont vulnérables car ils ne sont pas protégés, car leur conduite est déjà dissociante, car ils sont déjà émotionnellement anesthésiés et déconnectés. La proie est prête car elle est déjà formatée.

De même, on évalue de 70 à 90% les prostitués ayant subi des violences sexuelles dans leur enfance.


4) Les blessures des violences sexuelles subies dans l'enfance sont-elles curables ?

Le médecin qui reçoit un patient, quelque soit son âge, quelle que soit sa maladie, devrait lui demander systématiquement s'il a été victime de violences sexuelles dans son enfance. Or, ce n'est jamais fait, même pour un adolescent qui adopte des conduites à risques.

Dans 40% des cas, il y a oubli temporaire de ce qui s'est passé.

Pourtant, certains comportements devraient alerter un médecin.

Ainsi, une conduite d'évitement et de contrôle est, par exemple, de mettre son corps à distance : on ne me touche plus et je ne touche pas mon corps. Personne ne peut examiner le patient, les sensations de sueurs disparaissent, il se lave sans arrêt. Il vérifie sans cesse que la porte est fermée, la lumière ne peut être éteinte la nuit, etc. D'autres troubles découlant de conduites dissociantes sont une hypersexualité, la reproduction de ce qui a été subi, des troubles alimentaires, des crises de panique.

D'autres exemples de conduites découlant de la mémoire traumatique viennent d'une addiction au stress qui a été si intense lors du viol. Celui qui a été victime se met en danger, se scarifie, s'automutile, fugue, risque sa vie. Tout est toujours moins grave que de revivre le viol.

De plus, une personne traumatisée subit des échecs de toutes sortes.

Par ailleurs, les violences sexuelles peuvent avoir pour conséquence qu'un enfant s'arrête de penser.
Mais souvent, on ne cherche pas à connaître l'origine de la souffrance. On soigne le symptôme et non la cause. Or, plus on intervient tard, plus il est difficile de récupérer la victime, même si une « réparation » est toujours possible, tout au long de la vie, même à 90 ans. Cependant, on intervient parfois trop tard dans la vie de quelqu'un. Ainsi, une femme « réparée » à 50 ans ne peut plus avoir d'enfant ; le temps est irréversible. De plus, un garçon qui, mineur, a été un violeur ou a violé lui-même fera très souvent une carrière d'agresseur. Les filles, elles, retournent la violence contre elles. Ces violences reproduites à l'identique ou sous d'autres formes sont des conduites dissociantes.

Il ne faut donc pas nier. Il faut traiter le plus tôt possible pour sortir la personne de cet univers déprimant, l'extraire de ces troubles et faire ainsi en sorte que la violence ne soit pas reproduite.


5) Quels soins apporter ?

D'abord, il faut identifier. Puis protéger. Ceci est difficile car nous sommes une société de déni et de silence. Or, la protection est un enjeu majeur car les victimes n'ont jamais été protégées.
Il faut avant tout que l'enfant ou l'adulte arrête d'être dissocié comme un zombie ; il faut entreprendre de réparer les fractures des conduits neuronaux. La mémoire traumatique doit se transformer en mémoire autobiographique. Même si l'horreur vécue reste en mémoire, on ne la revit pas à l'identique. C'est douloureux, mais ce n'est plus une torture.

C'est un peu comme réduire une fracture osseuse. Ici, la fracture est dans le cerveau. L'os ne peut être réparé car il se répare seul et, pour cela, doit être protégé, ce qui implique la mise en oeuvre des conditions de sa protection. Il y a alors ce qu'on appelle neurogénèse qui est la remise en marche des circuits émotionnels et de la mémoire avec la vigilance que ne se produise pas de nouvelle disjonction.
Quand les douleurs sont trop fortes et la conduite dissociante, la victime reçoit des antalgiques et des psychotropes adaptés pour abaisser son niveau de souffrance et de stress. Il faut lui dire que cette souffrance est normale et lui transmettre toutes les informations nécessaires, médicales et psychologiques notamment.


6) La France est-elle un pays silencieux sur le sujet ?

La France, plus que beaucoup d'autres pays européens, notamment du nord de l'Europe, nie les violences sexuelles commises au sein de la famille car elle ne veut pas toucher à la famille. De plus, nous avons une vision particulière de la sexualité qui doit être vécue librement, sans entrave. On parle beaucoup des cas de pédophilie commis par des prêtres, des instituteurs, professeurs, mais jamais ou très rarement de ceux vécus au sein d'une entité familiale.

La France est le seul pays européen à ne pas avoir répondu à l'enquête réalisée en 2014 par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour évaluer les violences sexuelles au niveau de chaque Etat et les mesures nationales mises en place pour lutter contre elles (« Rapport de situation 2014 sur la prévention de la violence dans le monde »). Or, 133 pays ont participé à cette enquête.


7) Quel est le constat judiciaire et législatif en matière de violences sexuelles ?

Lors des rares plaintes, les procédures policières et judiciaires sont maltraitantes et nombreuses sont les tentatives de suicide pendant leur déroulement. Les victimes revivent une seconde maltraitance.
Elles ont le sentiment d'être traitées comme des coupables et ne se trouvent pas, surtout pour les mineures, dans un univers qui les protège. Elles revivent les faits en les racontant
avec crudité et en se pliant à des analyses diverses, notamment corporelles et, contrairement à d'autres pays, comme en Colombie, sont exposées à leur agresseur.

Néanmoins, une évolution positive, même timide, se dessine.

En effet, récemment, la Mairie de Paris a renforcé le contrôle de ses agents en contact avec l'enfance. Ainsi, 13 000 agents, n'ayant jusqu'ici présentés que leur casier judiciaire, seront confrontés au FIJAISV (Fichier judiciaire des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes). De plus, une circulaire mentionnera aux agents travaillant avec l'enfance l'obligation qui leur est faite d'effectuer un signalement en cas de suspicion de maltraitance sans avoir à en référer à leur hiérarchie, comme c'est le cas aujourd'hui.

De plus, la contrainte morale est présumée depuis 2010 (article 222-22-1 du code pénal) quand il y a différence d'âge entre la victime mineure et l'auteur des faits et autorité de droit ou de fait qu'il exerce sur la victime. C'est un grand progrès car, jusqu'à cette date, il fallait démontrer « la violence, la contrainte, la menace, la surprise » qui avaient présidé à l'agression sexuelle pour la qualifier comme telle, la violence étant considérée comme caractérisée uniquement pour un enfant de moins de cinq ans (cour de cassation, 7 décembre 2005).

Mais ce n'est pas suffisant.

C'est pourquoi je demande, au nom de mon association, à ce que l'on considère de façon automatique qu'il n'y a pas consentement quand l'enfant a moins de 13 ans.

Aujourd'hui, la prescription en matière d'agression sexuelle sur mineur est de 20 ans à compter de la majorité de la victime. Nous demandons à ce que ces violences soient considérées comme des crimes et soient, à l'instar d'autres pays, imprescriptibles.


8) Quel message transmettez-vous ?

Les violences sexuelles sont destructrices et peuvent être utilisées par certains comme outils d'excitation à la violence et à la haine. D'ailleurs, elles sont des armes de guerre et de soumission : les enfants soldats, l'esclavage, ne sont que d'autres aspects de cette volonté de destruction.
Plus on transmet d'informations sur le sujet, plus et mieux on peut lutter contre ce fléau.

Propos recueillis par Solange Mulatier pour NEWS Press
*Les chiffres mentionnés dans l'interview sont issus de l'enquête "Impact des violences sexuelles de l'enfance à l'âge adulte", menée de mars à septembre 2014 par l'association Mémoire Traumatique et Victimologie auprès des victimes de violences sexuelles avec le soutien de l'INICEF France (http://stopaudeni.com/rapport)


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