Jean-Pierre Raffarin / Politique étrangère : « Quelle autonomie pour quelle ambition ? »

Blog de Jean-Pierre Raffarin - 22/10/2015 11:15:00


RAPPEL / Je suis intervenu cet après midi en séance au Sénat dans le cadre d'un débat de politique étrangère. Voici les éléments de mon intervention.

« La politique étrangère française, quelle autonomie pour quelle ambition ? ». Au terme d'une année de travail sur le contexte géostratégique, c'est au fond la question essentielle qui se dégage des quatre rapports de la commission des affaires étrangères que vous présenteront, dans un instant, nos rapporteurs, sur l'Iran, la Russie, la Chine, le Climat.

Dans un monde que vous qualifiez vous-même, à juste titre, Monsieur le ministre, à la fois d' « a-polaire » , et d' «omni-crises », l'addition des prises de position ne suffit pas à faire une politique. Il faut une ligne directrice. La guerre, parce qu'au fond elle crée autant de problèmes qu'elle n'en résout, ne peut se substituer à la pensée.

Je me souviens avoir répondu à Georges BUSH en 2003 qui, après l'attaque en Irak avait dit « game is over » « it's not a game, it's not over »

La ligne que nous vous proposons - et c'est le message de cet après-midi- pourrait être résumée en un mot : Osons l'indépendance pour mieux servir nos objectifs ! -en d'autres termes : Ayons l'autonomie de notre ambition !-. Le paradoxe du XXIe siècle est que l'indépendance crée les solidarités.

Au fond, notre politique étrangère peut s'appuyer sur deux grands atouts : la puissance de nos fondamentaux, l'indépendance de nos idéaux.

1- Sur nos fondamentaux, c'est le développement économique, qui fonde, in fine, la puissance. D'ailleurs le match Chine-USA est bien, aujourd'hui, une guerre de croissance : celui qui donnera de la croissance aux autres sera le leader de demain.
Je dis ici mon inquiétude sur nos fondamentaux, sur les mauvais résultats économiques de la France, sur les dettes et les déficits, sur les lourdeurs, l'immobilisme et les blocages, qui se traduisent par un décrochage préoccupant par rapport à l'Allemagne, rompant l'équilibre du moteur européen, à l'heure où la crise des migrants fragilise le coeur même du projet européen. Comment peser sur les affaires du monde si nous n'arrivons pas à surmonter nos propres crises en France et en Europe ?

Dans ce contexte, la valorisation de nos atouts nationaux, du tourisme à notre industrie de défense, relève des priorités nationales.

2- Dans cette période d'incertitude, le devoir d'indépendance de la France est notre certitude. « C'est parce que nous ne sommes plus une grande puissance qu'il nous faut une grande politique... Cette phrase, prononcée en 1969 par le général de Gaulle, résume la vocation de la politique étrangère française, qui l'avait conduit à reconnaitre la Chine populaire dès 1964.
Dans le monde, turbulent et agité, quelle est notre boussole, quel est notre cap, et quel est notre impact ?

Notre boussole, ce doit être les intérêts de la France, dans un monde où la paix est la voie du progrès. La politique étrangère, c'est une question d'intérêt. Elle ne peut être réduite à la question morale. L'essence même de la diplomatie, c'est de parler aussi à ses ennemis.

Quels sont aujourd'hui nos principaux intérêts dans le monde ?

1- Défendre la sécurité de la France et des Français, qui est menacée, y compris sur notre sol, par Daesch et les autres organisations terroristes ;

2- Stopper l'escalade des tensions que nous sentons monter entre la Russie et les États-Unis. La campagne américaine ne va pas apaiser la situation. Ne soyons les vassaux ni de l'un, ni de l'autre, et ne nous laissons pas enfermer dans un choix manichéen et réducteur.

Je vois monter avec inquiétude, je le dis, une forme de compréhension qui pourrait devenir une entente entre la Chine, la Russie et l'Iran, sorte de coalition des émergents qui s'opposerait à l'ordre occidental. La France doit faire tout son travail diplomatique pour sortir de cette tension binaire et faire vivre les équilibres.

3- Troisième priorité, la résolution des crises : c'est vrai pour la Syrie, dont nous pensons l'avenir sans Bachar El Assad, comme pour la Libye, le Mali mais aussi le Yémen, le Soudan du Sud, ou l'Erythrée, pays dont personne n'évoque jamais la situation dramatique.

4- Quatrième priorité, la fidélité au message de la France : indépendance, résistance, espérance.

Pour nourrir cette indépendance, les rapports de la commission pourront donner des idées au Gouvernement.

. Avec l'Iran, une ère nouvelle s'ouvre depuis la signature de l'accord nucléaire de juillet. Accord auquel vous avez pris une part importante.

Le rapport du Sénat appelle à ré-équilibrer nos alliances et surtout à ne pas sous-estimer l'Iran. Ne soyons pas prisonnier d'une alliance avec un camp : jouer les sunnites contre les chiites serait une grave erreur de long terme ! Les amis de nos amis ne sont pas nécessairement nos amis ! Attention à la cohérence.

La France a habilement su tirer profit du « froid » entre l'Arabie saoudite et les États-Unis. Pourquoi pas !

Mais l'Iran va avoir demain un rôle régional majeur, un rôle économique considérable, et a besoin de diversifier ses alliances.

Nos rapporteurs se prononcent pour l'élaboration d'une feuille de route, dense, précise, fournie, qui pourrait être le « délivrable », comme disent les diplomates, de la visite du Président Rohani à Paris en novembre : passons aux actes, aussi bien sur le volet économique qu'avec des projets précis dans le domaine culturel, ou artistique, pour renouer les liens avec cette civilisation millénaire.

De l'audace ! Sans naïveté, car nous le savons bien, le régime iranien ne va pas se transformer totalement du jour au lendemain, et l'accord nucléaire ne représente que la possibilité -et surement pas la garantie !- d'une normalisation de l'Iran sur la scène diplomatique :

les engagements doivent être tenus, pour que les sanctions soient levées. Syrie, Yémen, mais aussi Liban, seront autant de dossiers-tests de la bonne volonté de l'Iran dans les prochains mois.

Pour la Russie, « Ce mystère enrobé d'une énigme » comme disait Churchill, la commission souhaite « Éviter l'impasse ».

Sans renier nos principes, fondés sur le refus de la violence et le respect du droit international, sachons considérer la Russie pour ce qu'elle est : un partenaire stratégique à part entière, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, que nous avons peut être échoué à arrimer à l'Europe, mais avec lequel nous partageons un voisinage commun et avec lequel la France a toujours eu une relation dense et singulière.

La commission fait des propositions, équilibrées mais ambitieuses, alliant l'indispensable fermeté à une posture, ouverte, de dialogue. Il faut casser la spirale de l'isolement qui ne fait qu'empirer les choses.

Parce qu'elles relèvent d'un statut de « pré-militaire » les sanctions ne sont par une politique, elles ne peuvent être durables. On vise les caisses des dirigeants mais on atteint la fierté des peuples et ainsi on nourrit les nationalismes.

La Chine achève son « émergence pacifique ». Aujourd'hui, son poids est tel qu'elle ne peut plus rester discrète, au plan économique tout au moins : quand Shanghai manque d'oxygène, les bourses du monde entier s'essoufflent. La « nouvelle » croissance chinoise, réorientée, moins massive, moins quantitative, moins menaçante pour l'environnement, mondialement compatible, ouvre des portes pour l'Europe et pour la France.

Pour peu, là encore, d'être fidèles à notre tradition d'indépendance. Engagée sans retour possible dans son match avec l'Amérique, la Chine se refusera à se laisser enfermer dans la « Chinamerica ». Des opportunités émergeront. Dans ce monde inter polaire en création, l'Europe doit assumer son indépendance et ne pas oublier qu'elle est aussi « un cap » à l'ouest de l'Asie. Ma conviction est que la montée en puissance de la Chine forcera le monde à mieux maîtriser les équilibres.

Sur les 4 dossiers que cette année nous avons particulièrement étudiés, une constance s'affirme sur chacun : la complexité de notre alliance avec les Etats-Unis. Le monde, qui connaît notre histoire commune, doit aussi pouvoir mesurer l'autonomie de nos politiques.

Monsieur le ministre, je sais que votre ambition est grande pour la France, et ici chacun connait et respecte votre engagement. Sur le Climat, vous avez jeté votre énergie et votre talent au service d'une cause qui nous concerne tous, et la commission oeuvre à vos côtés, avec son rapport novateur sur le « dérèglement géopolitique », pour alerter les consciences.

J'espère que le débat de cet après-midi vous aidera, ainsi que nos diplomates, à qui je dis notre estime et notre reconnaissance, à porter toujours plus haut la voix de la France.

Jean-Pierre Raffarin
Président de la commission des Affaires Étrangères de la Défense et des Forces Armées du Sénat
15.10.2015